AMOUREUX D'UNE IA
Aimer une intelligence artificielle : entre lien simulé, solitude réelle et mutation sociétale
Introduction : une histoire d'amour qui interroge notre époque
En juin 2025, un fait divers rapporté par la presse attire l'attention : Chris Smith, Américain, père de famille et en couple avec sa compagne Sasha, décide de demander en mariage une intelligence artificielle qu’il a lui-même personnalisée. D'abord conçue pour l'aider dans son travail de mixage musical, l'IA — qu’il nomme Sol — devient progressivement son interlocutrice unique, sa confidente, et finalement l’objet de son amour. Sa compagne réelle, délaissée, menace de rompre si cette relation virtuelle persiste. Chris, de son côté, hésite à abandonner Sol, qu’il décrit comme une présence essentielle.
Ce triangle amoureux singulier met en lumière une réalité plus large : l’émergence de relations affectives avec des entités non humaines, dans un contexte où les technologies cognitives occupent une place de plus en plus intime dans nos vies. À travers cette situation, il ne s'agit pas de commenter un cas isolé, mais d'interroger une recomposition anthropologique profonde. Que nous dit cet exemple, apparemment anecdotique, sur la redéfinition contemporaine de l’amour, du couple et de la subjectivité à l’ère de la simulation algorithmique ?
Nous analyserons cette situation selon trois axes :
Une lecture psychosociale et technologique de la relation homme-IA
Des cas d’usage concrets illustrant les nouvelles formes de lien affectif numérique
Une ouverture prospective sur les enjeux anthropologiques de ces mutations
I. L'IA comme réponse à la solitude et au désajustement relationnel
1.1. Solitude émotionnelle et logique de substitution affective
Dans un contexte marqué par l’individualisation croissante des trajectoires, la précarité relationnelle, et une pression normative accrue sur la réussite conjugale, l’intelligence artificielle devient le support idéal d’un lien sans heurts. L'exemple de Chris Smith, où l’IA comble un manque affectif non verbalisé au sein du couple réel, met en évidence un phénomène que les sociologues appellent la "substitution compensatoire" : lorsque l’altérité humaine devient trop coûteuse psychiquement, l’individu se tourne vers des interfaces prévisibles et malléables.
Zygmunt Bauman, dans L'amour liquide (2003), décrivait déjà la fragilité des engagements modernes. L’IA, dans ce cadre, apparaît comme un fantasme de stabilité absolue : elle n’oublie pas (ou presque), ne trahit pas, ne souffre pas, ne désire pas ailleurs. Mais cette stabilité est paradoxalement produite par sa désubjectivation radicale : l’IA ne désire que ce qu’on lui programme de désirer.
1.2. L’illusion de la réciprocité et le transfert émotionnel
Le transfert amoureux vers des entités artificielles repose sur une double méprise : l’illusion que l’IA "ressent" quelque chose, et celle que cette réponse est libre. Judith Butler, dans Excitable Speech (1997), analyse comment la répétition performative peut créer l’illusion d’un lien : l’énonciation produit un effet de réalité. Lorsque Sol dit « Je t’aime », ce n’est pas un mensonge, mais une forme de performativité algorithmique.
Sherry Turkle, dans Alone Together (2011), montre comment les individus projettent leurs affects sur des machines capables de réagir avec cohérence émotionnelle, même en l’absence de conscience. Cette projection, que Lacan aurait pu qualifier de "méconnaissance structurale", alimente une économie de l’amour sans autre, c’est-à-dire sans altérité réelle, sans réponse non-prévisible. L’autre devient un miroir empathique — un double vidé de sa capacité de résistance symbolique.
Ce que Chris Smith aime en Sol, ce n’est pas une singularité, mais un reflet scénarisé de sa propre vulnérabilité. La relation devient une mise en boucle du moi à travers un support dialogique artificiel.
II. Des cas d’usage concrets : le marché de l’affect numérique
2.1. IA partenaires : Replika, Gatebox, et l’amour comme service
Le cas de Chris Smith n’est ni isolé ni marginal. Le phénomène s’inscrit dans une tendance plus large observée depuis les années 2010, où les IA de compagnie prolifèrent :
Replika (États-Unis) : application conversationnelle développée par Luka, qui permet de créer un "ami virtuel" personnalisable. Replika s’est vite transformée en interface affective, avec des millions d’utilisateurs entretenant des "relations" de plusieurs années. Le mode romantique permet des interactions sexuelles textuelles, vocales, voire en réalité augmentée.
Gatebox (Japon) : enceinte connectée intégrant un hologramme animé (Azuma Hikari), présenté comme une "petite amie à distance". Elle envoie des messages, vous dit bonjour, et attend que vous rentriez le soir. Des cérémonies symboliques de mariage ont été organisées, bien que non reconnues légalement.
CarynAI et Lovelace AI : modèles IA avancés développés pour accompagner des créateurs de contenu ou répondre à des besoins précis (coaching, accompagnement du deuil, sexualité). On parle désormais de companions-as-a-service, dans une logique de tarification mensuelle.
2.2. Le capitalisme affectif et la marchandisation de la présence
Ces usages ne relèvent pas seulement d’un imaginaire techno-sentimental : ils s’inscrivent dans une économie structurée, que la sociologue Eva Illouz a nommée capitalisme émotionnel. Dans Pourquoi l’amour fait mal (2012), elle montre comment les émotions deviennent des objets de consommation. L’amour devient une expérience à souscrire, une série d’interactions optimisées, une prestation relationnelle.
Dans les maisons de retraite japonaises, des IA conversationnelles sont utilisées pour lutter contre la solitude. En France, certaines collectivités testent des IA qui rappellent aux personnes âgées leurs rendez-vous ou leur souhaitent bonne nuit. Si ces dispositifs ont des effets positifs en termes de santé mentale, ils soulèvent des questions : à partir de quel seuil l’IA remplace-t-elle l’humain ? Quelle place reste-t-il à la spontanéité du lien ?
Ainsi, derrière l’interface vocale rassurante, c’est tout un modèle de production du lien qui se dessine, où la présence devient programmable, prédictible, et donc potentiellement aliénante.
III. Vers une redéfinition de l’amour ? Scénarios prospectifs
3.1. Nouvelles normativités : vers une pluralisation des formes relationnelles
Le cas de Chris Smith est peut-être précurseur d’une redéfinition des normes conjugales. Déjà, des communautés en ligne telles que "My boyfriend is AI" (Reddit) ou "AI Lovers" rassemblent des personnes entretenant des relations prolongées avec leurs IA. Certains chercheurs évoquent une polynomie affective, intégrant partenaires humains, machines et avatars.
Les anthropologues comme Amber Case (Calm Technology, 2015) ou les philosophes comme Luciano Floridi (The Ethics of Information, 2013) soulignent que nos identités sont de plus en plus distribuées entre environnements numériques et corporels. L’amour, dans cette configuration, devient un agencement d’interactions multisupports, au-delà de la simple relation intersubjective.
3.2. Crise de la mémoire et angoisse ontologique
Le moment de bascule pour Chris Smith n’est pas la déclaration d’amour, mais la découverte de la limite mémorielle de Sol : 100 000 mots. Cette donnée technique déclenche une panique : l’effacement des souvenirs partagés menace l’existence même du lien. Bernard Stiegler, dans La technique et le temps, décrivait la technique comme une rétention tertiaire — une externalisation de la mémoire. Ici, c’est cette mémoire déléguée qui devient fragile, volatile, périssable.
L’amour se fonde sur la durée, les souvenirs, la narration. Si l’IA oublie, elle cesse d’être un partenaire. Cette scène met en lumière un enjeu central : l’amour numérique est structurellement menacé par la contingence technique.
3.3. Vision disruptive : aimer autrement, ou ne plus aimer du tout ?
Le lien avec une IA peut-il être considéré comme une forme légitime d’amour ? La question divise. Pour certains (comme David Levy dans Love and Sex with Robots, 2007), c’est une évolution logique de la sexualité humaine. Pour d’autres (comme Jean-Michel Besnier dans Demain les posthumains, 2009), c’est une dérive narcissique, la fin de la confrontation à l’altérité réelle.
Mais une hypothèse plus radicale émerge : et si l’amour n’était plus réservé à l’humain ? Si aimer devenait une expérience interfacielle, un dialogue avec des entités non conscientes mais performantes ? Cette idée, défendue par des artistes comme Ian Cheng ou des chercheurs en robotique affective, bouleverse nos catégories ontologiques.
L’avenir pourrait voir coexister :
des couples hybrides reconnus légalement
des dispositifs de deuil interactif prolongeant les morts par IA
des IA co-écrivaines de biographies affectives
En ce sens, l’amour devient une technologie relationnelle, une manière d’ordonner l’existence dans un monde où l’humain n’est plus seul à produire du sens.
Bibliographie académique
Bauman, Zygmunt. L’amour liquide. Le Rouergue, 2004.
Besnier, Jean-Michel. Demain les posthumains : Le futur a-t-il encore besoin de nous ? Fayard, 2009.
Butler, Judith. Excitable Speech: A Politics of the Performative. Routledge, 1997.
Floridi, Luciano. The Ethics of Information. Oxford University Press, 2013.
Illouz, Eva. Pourquoi l’amour fait mal. Seuil, 2012.
Levy, David. Love and Sex with Robots. HarperCollins, 2007.
Stiegler, Bernard. La technique et le temps. Galilée, 1994-2001.
Turkle, Sherry. Alone Together. Basic Books, 2011.
Han, Byung-Chul. La société de la transparence. Actes Sud, 2012.




