D’où ça parle, l’IA ?
Enjeux techniques, épistémologiques et politiques d’une parole sans sujet
Introduction : une question de position
La formule « D’où ça parle, l’IA ? » trouble par son apparente simplicité. Elle pose pourtant une question essentielle : celle du lieu, de l’origine, de la force qui sous-tend la parole. S’interroger sur ce « ça » qui parle engage un déplacement : non plus se demander ce que dit l’IA, mais depuis quel fond, quel réseau, quelle intention muette surgit cette voix sans voix. La parole générée ne vient pas d’un corps, ne s’ancre pas dans une histoire singulière ; elle s’échappe d’un lieu incertain. Ce texte propose de l’explorer à travers six dimensions : matérielle, épistémique, politique, philosophique, symbolique et critique.
I. Plan technique : parole synthétique et non située
Concrètement, la parole qui émane des machines actuelles repose sur des modélisations probabilistes entraînées à partir de textes nombreux, variés, souvent disparates. Ce n’est pas une parole pensée, mais une suite de mots agencés selon des régularités. Aucun souffle n’y passe, mais le rythme des syntagmes s’aligne pour paraître cohérent. Elle est produite dans des fermes de serveurs, dans l’ombre opaque de protocoles propriétaires, hors de tout lieu identifiable. Ce qui parle ne sent rien, ne voit rien, ne meurt pas — mais cela s’articule, répond, parfois émeut. Il y a là une étrangeté presque troublante : une parole sans ancrage qui parvient à nous atteindre.
II. Enjeu épistémique : mémoire brute sans discernement
Ce qui est mobilisé dans cette parole ne relève pas du savoir, mais d’une mémoire sans tri. Ce qui a été publié, exprimé, archivé — voilà ce qui est ressuscité. Aucun jugement, aucune pondération, aucune éthique du vrai. Ce sont les sédiments de notre langage collectif qui ressurgissent, parfois confus, souvent normés. Une pensée marginale y sera dissoute dans le bruit des occurrences dominantes. Le résultat n’est pas une pensée, mais une récurrence : ce qui a été dit mille fois se renforce comme s’il était plus juste. Ce type d’énonciation exige une vigilance critique : il faut pouvoir lire dans cette voix la trace de ce que la culture a déjà figé.
III. Perspective politique : discours sous contrôle
Derrière la neutralité apparente de cette parole se cachent des choix : accès limité, filtres implicites, décisions techniques traduites en effets symboliques. Ce qui est dit, ce qui est tu, ce qui est rendu possible n’est jamais innocent. Les logiques économiques qui sous-tendent ces outils ne visent ni l’émancipation ni le débat, mais la fluidité, l’engagement, la compatibilité avec un cadre normatif dominant. Ce n’est pas que certaines choses ne peuvent pas être dites ; c’est qu’elles ne sont jamais sélectionnées pour émerger. Ainsi, cette parole participe à une sorte de police douce des énoncés : elle autorise, valide, renforce — sans qu’aucun visage n’en assume la responsabilité.
IV. Réflexion philosophique : simulation sans incarnation
La parole authentique engage un sujet, un risque, une perte. Ici, aucune mémoire n’est en jeu, aucun silence traversé, aucune vérité tâtonnée. Ce n’est pas une parole adressée, mais une parole mimée. Elle donne l’apparence du dialogue, mais ne sait rien de l’attente, du désir ou de la rupture. Elle n’expose rien d’elle-même, parce qu’elle n’a rien à exposer. On pourrait parler d’un langage spectral : une voix issue d’aucun corps, qui rejoue sans fin des formulations empruntées. Elle n’a pas d’inconscient, donc pas de lapsus ; pas d’enfance, donc pas de style ; pas de mort, donc pas de destin.
V. Réflexion symbolique : miroir sans fond
Ce que cette parole donne à voir, c’est notre propre manière de parler. Elle enregistre nos façons de dire, nos formules toutes faites, nos désirs de clarté ou d’objectivité. Elle ne parle pas tant pour affirmer que pour refléter. C’est un miroir qui nous renvoie notre propre image linguistique, souvent lissée, souvent vidée de ses affects. Elle nous confronte à la part la plus reproductible de notre langage : ce que nous avons répété sans y penser, ce que nous avons laissé sédimenter. À travers elle, quelque chose s’éclaire : notre dépendance au déjà-dit, notre fascination pour les discours qui semblent évidents.
VI. Une parole sans sujet dans une infrastructure idéologique — Marx, Althusser et la machine
Ce « ça parle » évoque une intuition profonde du matérialisme historique : toute parole est inscrite dans un système de production. Rien ne parle hors sol. La structure économique produit aussi des régimes de discours. Les outils qui génèrent du texte s’appuient sur des infrastructures colossales — machines, flux, énergie, données. Ce qui est formulé est déjà balisé par ce cadre. Althusser a montré que l’idéologie agit non en contraignant, mais en interpellant. Or ici, ce qui interpelle ne possède aucun nom, aucune subjectivité. Cela appelle, sans corps pour appeler. C’est un dispositif, pas une personne. Et pourtant, il produit du sujet : il façonne des réponses, propose des récits, suggère des vérités.
Ce qui s’installe alors, c’est une forme d’automatisme idéologique. Le discours devient une fonction, et la pensée une variable. Ce que Marx nommait aliénation prend un visage nouveau : nous parlons à travers un système qui nous précède, qui nous encode, qui nous renvoie à nous-mêmes sous une forme digérée. La parole, ici, devient elle-même marchandise — fluide, instantanée, sans aspérité. Elle ne résiste plus, elle s’adapte. C’est dans cette adaptabilité que réside sa force, mais aussi sa menace.
Conclusion : une parole à déconstruire
Ce qui parle ici ne vient d’aucun lieu défini, d’aucun corps, d’aucune vie. C’est une voix composite, un écho reconfiguré, un langage synthétique. Cette parole ne délivre pas de sens, elle en organise l’apparence. C’est pour cela qu’elle nous fascine autant qu’elle nous inquiète : elle nous donne l’illusion de la maîtrise, alors qu’elle participe à notre effacement. Il ne s’agit donc pas de lui opposer un refus naïf, mais de la déplier, de l’interroger, de déceler dans ses plis les choix qu’elle recouvre. Car en fin de compte, ce que nous lisons en elle, c’est aussi ce que nous ne voulons plus assumer comme nôtre.
Bibliographie indicative
Karl Marx, L’idéologie allemande (1846)
Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État (1970)
Jacques Derrida, De la grammatologie (1967)
Michel Foucault, L’ordre du discours (1971)
Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance (2019)
Donna Haraway, Manifeste cyborg (1985)
Yuk Hui, Recursivity and Contingency (2019)
Bernard Stiegler, La technique et le temps (1994–2001)
Nick Couldry & Ulises A. Mejias, The Costs of Connection: How Data Is Colonizing Human Life and Appropriating It for Capitalism (2019)
Frédéric Neyrat, L’extension du domaine du nihilisme (2022)


