Empathie, année zéro
Crise de la compassion à l’ère des plateformes : essai sur une extinction silencieuse
« Le véritable drame de notre temps n’est pas que les gens ne s’aiment plus, c’est qu’ils ne se regardent même plus. »
— Susan Sontag, Regarding the Pain of Others
I. Introduction – L’empathie comme enjeu civilisationnel
L’empathie n’est pas un réflexe naturel, ni une capacité innée et inaltérable de l’espèce humaine. Elle est une faculté relationnelle et civilisationnelle, c’est-à-dire une construction lente, fragile, patiemment apprise au fil des interactions corporelles, des récits, des silences partagés, et des espaces de soin que les sociétés humaines inventent pour rendre possible la co-présence.
Elle suppose un regard posé, un corps entendu, un rythme respecté. Elle exige une disponibilité de soi à l’inconnu de l’autre, une exposition à sa vulnérabilité. Et surtout, elle repose sur une forme d’étrangeté assumée : on ne ressent jamais « à la place de » l’autre, mais à côté de lui. L’empathie, en ce sens, est une distance maintenue qui refuse à la fois l’indifférence et la fusion.
Or tout, dans l’environnement numérique contemporain, tend à détruire les conditions de possibilité de cette empathie authentique. La compression du temps, la saturation des flux, la spectacularisation de la douleur, la logique virale des émotions, la marchandisation de la vulnérabilité, la fragmentation attentionnelle — toutes ces dynamiques rendent l’autre visible sans qu’il ne soit jamais réellement rencontré. Nous sommes confrontés à ses images, ses signes, ses récits extraits, mais plus à sa présence.
Cette bascule est ce que nous nommons « l’année zéro de l’empathie » : un seuil où la capacité de résonance avec l’autre ne disparaît pas brutalement, mais se désagrège silencieusement, minée par la forme même de nos interactions techniques et sociales. Le visage de l’autre n’est plus une énigme, mais un support. Son émotion n’appelle plus de réponse, mais un engagement métrique. Sa blessure n’est plus un appel, mais un contenu.
Notre objectif ici n’est pas de célébrer un âge d’or fictif de l’humanité sensible, mais d’explorer ce qui, dans la culture numérique, les neurosciences, la philosophie politique, la sociologie des affects, et la culture pop contemporaine, permet de comprendre cette dislocation. Et d’envisager ce qu’il faudrait transformer pour que l’empathie puisse redevenir autre chose qu’un capital algorithmique ou une posture esthétique.
II. Le cerveau sans miroir : dislocation sensorielle et dissociation affective
L’empathie, avant d’être une valeur ou une éthique, est un mécanisme corporel. Les travaux de Giacomo Rizzolatti et Vittorio Gallese sur les neurones miroirs ont montré que notre cerveau reproduit intérieurement ce qu’il observe : une douleur vue active les zones neuronales de la douleur. Une tristesse lue sur un visage provoque une trace émotionnelle. C’est cette co-activation qui fonde la possibilité de se laisser affecter.
Mais cette simulation incarnée suppose des conditions précises : une lenteur dans la perception, un accès au corps de l’autre, une attention flottante, une durée suffisante pour que l’image devienne événement. Or, les plateformes numériques brisent précisément ces conditions. Le visage devient filtre. La voix devient mème. L’histoire devient clip.
À force d’être exposés à des signaux émotionnels intenses mais désancrés — pleurs, cris, récits de traumatismes filmés — nous développons des réflexes de protection. Le flux produit une saturation. Et comme l’ont montré Paul Bloom ou Daniel Kahneman, une surcharge émotionnelle mal encadrée n’accroît pas la sensibilité : elle crée une dissociation. L’émotion devient un automatisme. La souffrance de l’autre devient une donnée visuelle, puis un bruit.
C’est ce paradoxe contemporain : jamais les émotions n’ont été autant présentes dans l’espace public, et jamais elles n’ont produit si peu de transformation affective ou politique. Parce qu’elles ne passent plus par un corps en présence, ni par une narration lente, ni par une temporalité dialogique.
III. Esthétisation algorithmique : vers une empathie performative
Les affects sont devenus des dispositifs de production de valeur. Comme l’a analysé Eva Illouz dans Les Sentiments du capitalisme, l’émotion est aujourd’hui une ressource mobilisable dans l’économie attentionnelle. Il ne suffit plus de ressentir — encore faut-il montrer que l’on ressent. La douleur devient un marqueur moral, un élément de distinction sociale, un vecteur de visibilité.
Sur TikTok, Instagram, YouTube, des milliers de vidéos exhibent des traumas réels ou simulés. Certaines sont sincères, d’autres sont scénarisées. Mais toutes obéissent à une même logique : provoquer une réaction immédiate, capter l’attention, générer de l’engagement. Ce n’est pas la gravité du récit qui compte, mais sa performativité.
La souffrance devient un genre. Elle a ses esthétiques — Sad Girl, Trauma Core, Mental Health Tok. Elle a ses effets de style : lumière douce, montage ralenti, musique en fond, narration fragmentée. Elle a ses formats, ses hashtags, ses filtres. Et surtout, elle devient une forme de storytelling calibrée pour la viralité.
Loin de favoriser la résonance, cette logique crée une empathie d’interface : on clique, on compatit, puis on passe à autre chose. L’émotion devient éphémère, instrumentalisée. Le lien avec l’autre n’est plus une rencontre, mais un moment de consommation affective.
IV. Le lien social sous tension : de la résonance à la crispation
La sociologie d’Hartmut Rosa a mis en lumière la disparition progressive de la “résonance” dans les sociétés contemporaines. L’autre ne fait plus vibrer mon monde intérieur : il l’interrompt. Il devient un signal parasite, une menace potentielle. La rencontre devient risquée, voire épuisante.
C’est dans ce contexte que se développe un climat de crispation identitaire. Chaque désaccord est perçu comme une micro-agression. Chaque expression émotionnelle est scrutée pour sa conformité. L’empathie n’est plus l’accueil de la différence, mais la validation de la similitude.
Judith Butler nous rappelle pourtant que le lien social suppose une exposition à l’opacité d’autrui. L’Autre ne sera jamais totalement compris. Mais sur les plateformes, cette opacité devient insupportable. Elle est vécue comme un déficit. D’où la montée de la cancel culture, du ghosting, des safe spaces défensifs. Le lien est remplacé par la coupure.
V. Peut-on réapprendre à ressentir ?
Il faut aujourd’hui inventer de nouvelles conditions de l’empathie. Cela suppose de réhabiliter la lenteur, l’écoute, la narration. Cela suppose de créer des espaces de parole réelle, de co-présence non marchande, de vulnérabilité partagée. Cela suppose aussi une politique du design numérique : ralentir les plateformes, désactiver la logique virale, récompenser la nuance.
Des initiatives existent déjà. Des podcasts comme Transfert, Les Couilles sur la table, The Ezra Klein Show permettent des récits longs, nuancés. Des apps comme BeReal tentent de restituer des fragments de réel. Des pratiques pédagogiques — théâtre forum, ateliers de récit de vie, cercles d’écoute — permettent de reconfigurer les gestes de la compassion.
Mais au-delà des outils, il faudra refonder une culture du soin. Où l’on accepte que l’empathie ne soit ni immédiate, ni rentable, ni parfaite. Où l’on puisse rester avec l’autre dans son trouble. Où l’on privilégie la profondeur au signal. Où l’on renoue avec l’expérience de la lente transformation mutuelle.
VI. Conclusion – L’empathie comme geste politique
Il ne suffit pas de dénoncer la brutalité du monde numérique. Il faut comprendre que ce qui est en jeu dans l’extinction progressive de l’empathie, c’est rien de moins que la possibilité d’une communauté humaine partageable.
Nous ne vivons pas une crise de la sensibilité, mais une crise des formes. L’empathie n’a pas disparu : elle a été recodée. D’une disposition intérieure, elle est devenue un affichage extérieur. D’un lien, elle est devenue un signal. D’une lente navigation entre altérités, elle est devenue une pulsation métrique.
Repolitiser l’empathie, c’est refuser que la souffrance de l’autre devienne un contenu. C’est refuser la dictature du visible et du mesurable. C’est refaire de l’attention un acte. De l’écoute un travail. De la compassion un engagement.
Ce n’est pas un retour à l’intime qu’il faut, mais une réinvention du commun.
L’empathie ne consiste pas à pleurer avec les autres. Elle consiste à rester, même quand l’algorithme est déjà passé à autre chose.

