Fantasmes voilés - Hijab trend #1
TikTok, sécularisation incarnée et colonisation de l’imaginaire blanc patriarcal
Introduction : Le voile, le désir et l’algorithme – une scène mondiale du trouble
Elles dansent. Elles se maquillent. Elles rient, parfois se taisent. Elles sont voilées — ou en transition, dans ce moment suspendu où un hijab glisse à peine, où un regard s’attarde, où un ralenti fige une ambigüité. Sur TikTok, des centaines de milliers de jeunes filles musulmanes mettent en scène leurs corps, leurs croyances, leurs hésitations. Ni manifestantes, ni soumises, ni clairement militantes, ni franchement émancipées, elles s’inscrivent dans un espace inédit : celui d’une performativité religieuse, sexuelle et esthétique, simultanément codée et transgressive.
Ce qui se joue ici ne relève ni de l’obscénité ni de la pudeur. C’est autre chose : un déplacement du centre de gravité du religieux, une sécularisation par le bas, par le geste, par l’image. Le voile n’est plus seulement un signe de foi : il devient vecteur de désir, d’esthétique, d’adresse au monde. Le numérique ne dissout pas la tradition : il la recompose, il la scénographie, il l’inscrit dans une économie algorithmique de la visibilité.
Dans ce théâtre mobile qu’est TikTok, ces jeunes femmes ne sont ni objets passifs d’un regard colonial, ni sujets héroïques d’une émancipation totalisante. Elles sont tacticiennes du trouble, productrices d’ambiguïté, metteuses en scène de leur propre fiction. Et ce trouble n’est pas seulement individuel : il est géopolitique, sexuel, postcolonial, théologique. Il engage des siècles de discours sur le corps féminin, sur la loi divine, sur le désir, sur la honte, sur la norme, sur l’image.
Ce que cet article propose, c’est une traversée de cette scène. Une analyse interdisciplinaire — sociologique, psychanalytique, esthétique, politique, mystique — du surgissement de cette figure contemporaine : la jeune fille voilée sur TikTok, à la fois sujet désirant, corps stratégique et fantasme global. Une figure qui, pour exister, doit négocier avec l’algorithme, les prédicateurs, les militants progressistes, les héritages coloniaux, et ses propres contradictions.
I. Une figure contemporaine et ses antécédents religieux
L’apparition sur TikTok d’une figure féminine voilée, désirable, incarnée, qui se montre, danse, parfois flirte avec le regard, sans nécessairement rompre avec ses codes religieux, constitue une transformation majeure de l’imaginaire musulman contemporain. Cette figure est ambivalente par essence : elle défie à la fois les stéréotypes occidentaux du corps musulman opprimé et les attentes internalisées de modestie, de pudeur, de réserve.
Une présence récente dans l’espace médiatique global
Historiquement, les jeunes femmes musulmanes n’ont que très rarement été représentées dans l’espace médiatique global comme des sujets désirants et désirés, assumant une part de séduction. Bien souvent, elles sont pensées dans un cadre binaire : soumises ou résistantes, voilées ou dévoilées, religieuses ou émancipées. Ce dualisme, produit d’un regard colonial et post-colonial, a figé l’image de la femme musulmane dans des oppositions rigides.
TikTok introduit une rupture : l’image devient fluide, incarnée, contradictoire. Ce que produit la jeune fille voilée sur TikTok, c’est une incarnation du trouble : elle est croyante, mais se filme en musique ; pudique, mais stratège de sa visibilité ; communautaire, mais exposée à un regard global.
Un contraste avec les figures chrétiennes du désir transgressif
Dans la tradition chrétienne, la femme est depuis longtemps l’objet d’un imaginaire érotico-religieux riche, où transgression, tentation, rédemption forment la trame de récits puissants. Le paradigme de la religieuse tentée est ici fondamental. Dans La Religieuse de Diderot, la clôture du couvent devient théâtre de répressions et de désirs contenus ; dans Justine ou les Malheurs de la vertu de Sade, la vertu elle-même provoque le viol, le supplice, l’excitation.
Chez Georges Bataille, ce lien entre érotisme et interdit religieux est explicite : « Ce que l'interdit moral réprime, ce n'est pas l'érotisme en tant que tel, c'est l'intelligence du sacré qui s’y exprime » (L’Érotisme, 1957). Dans ces traditions, la transgression féminine est productrice de récit, voire de salut.
Par contraste, la tradition islamique classique ne donne pas cette centralité au péché érotique. Le désir y est souvent intégré dans une économie morale de la responsabilité : il n’est ni glorifié, ni source de révélation. Le péché n’est pas matière à récit tragique ou extase poétique. Il s’agit d’une déviation, d’un écart à corriger.
Figures féminines marginales mais éclairantes dans l’islam
Il existe toutefois des figures féminines dans la culture islamique qui échappent à la pure normativité. La plus célèbre est Râbia al-‘Adawiyya (m. 801), mystique soufie de Bassora, qui disait à Dieu : « Je ne T’adore pas par peur de l’enfer ou désir du paradis, mais pour Toi seul. » Râbia refusait le mariage, choisissait l’isolement et formulait un amour de Dieu charnel, poétique, excessif — une forme de mystique féminine autonome.
Dans un registre plus narratif, les contes des Mille et Une Nuits, bien qu’écrits dans un contexte patriarcal, contiennent des personnages féminins astucieux, séducteurs, parfois libertins — mais toujours dans un cadre fictionnel, éloigné de la norme religieuse.
La modernité numérique, et TikTok en particulier, permet à des jeunes filles de rejouer, sans l’avoir nécessairement lu, une part de ces puissances narratives oubliées : elles inventent, par l’image et le geste, une subjectivité féminine musulmane multiple. Elles ne se contentent plus d’être des objets d’autorité religieuse ou de désir colonial : elles deviennent productrices de leur propre fiction, à mi-chemin entre foi, séduction, et stratégie algorithmique.
Une figure de l’entre-deux culturel et narratif
La jeune fille musulmane sur TikTok incarne ainsi un hybride narratif : elle est à la fois héritière de codes religieux (pudeur, hijab, invocation du halal) et actrice dans une scène mondialisée du désir (musique, mise en scène, narration de soi). Elle ne choisit pas entre l’un et l’autre : elle compose, agence, module, comme une DJ du récit identitaire.
Ce qui trouble, ce n’est pas tant le geste en soi — danser voilée, se filmer, se maquiller — mais le fait qu’il soit indécidable moralement et esthétiquement. Il est en-deçà de la provocation, au-delà de la pure soumission. Il est dans le régime de l’invention. Une invention du style, de soi, de la présence.
II. Transgression dans l’imaginaire religieux : sociologie et mythologie comparées
La notion de transgression occupe une place centrale dans l’histoire des représentations religieuses, mais elle n’a pas la même valeur ni la même fonction dans le christianisme et dans l’islam. L’apparition sur TikTok d’un sujet féminin musulman qui joue du voile, du regard et de la visibilité engage une comparaison structurante entre ces deux traditions religieuses, mais aussi une lecture critique des effets de globalisation symbolique.
1. La transgression chrétienne : une dramaturgie érotico-théologique
Dans le christianisme, et notamment dans sa version catholique, la transgression est au cœur du dispositif de salut. Le péché n’est pas seulement condamné : il est mis en scène. La faute devient fable, la chute devient récit, le corps devient théâtre. Le modèle en est la figure de Marie-Madeleine, prostituée repentie, élevée au rang de témoin privilégié de la Résurrection. La tradition chrétienne fait ainsi de la femme pécheresse un vecteur de rédemption — à condition que son corps soit préalablement marqué par la faute.
Ce paradigme est radicalisé dans la littérature moderne : chez Sade, le plaisir naît de la cruauté et du viol des normes. Chez Bataille, l’érotisme se confond avec la mort et le sacré : « L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort » (L’Érotisme, 1957). La transgression, dans cet héritage, est le moteur du désir, son énergie propre, son intensité.
Cette conception produit une économie symbolique où la femme est toujours en position de limite : entre sainteté et chute, pureté et abîme. Elle devient ainsi un vecteur de projection fantasmatique pour les sociétés patriarcales, qui fétichisent son corps tout en l’accusant.
2. L’islam classique : une anthropologie de la responsabilité
Dans l’islam, la notion de péché n’est pas tragique mais juridique et morale. Elle ne donne pas lieu à une dramaturgie extatique, mais à une exigence de réparation. Le corps n’est pas conçu comme intrinsèquement problématique, mais comme domaine à discipliner. Il ne s’agit pas de le sublimer par la chute, mais de le maintenir dans un équilibre entre obligations et permissions (ḥalāl / ḥarām).
La transgression féminine n’y a donc pas la même charge symbolique : elle est déviation, non pas fable. Le désir n’est pas érotisé dans sa répression, mais contenu dans des structures rituelles (mariage, pudeur, jeûne). L’islam classique ne fait pas de la femme une martyre sensuelle, mais un agent moral responsable, dont la pudeur est garante de l’ordre.
Ainsi, contrairement à la tradition chrétienne, l’islam ne produit pas de grande figure féminine de la tentation salvatrice. Le péché n’est pas moteur narratif, mais rupture de l’ordre divin. Cette distinction anthropologique est capitale pour comprendre la singularité des figures féminines qui émergent aujourd’hui dans le monde musulman connecté.
3. TikTok comme scène de reconfiguration : vers un fantasme mondialisé
Ce que l’on observe sur TikTok, c’est une hybridation inédite : la jeune fille musulmane s’empare de codes globaux — danse, musique, mise en scène — pour se mettre en image, parfois dans un jeu trouble avec la notion de transgression. Mais cette transgression n’a rien à voir avec la figure sadienne ou baudelairienne de la chute : il s’agit d’une micro-transgression ludique, douce, algorithmique, qui ne renonce pas à la pudeur mais la recode en langage de visibilité.
Le voile, loin de disparaître, devient accessoire narratif, point d’ancrage du regard. Il ne marque pas uniquement la foi : il devient un fil conducteur symbolique, un repère autour duquel s’organise une tension sensuelle — toujours retenue, jamais totalement assumée. Le rapport au désir est donc reconfiguré : ce n’est plus la faute qui excite, mais l’ambiguïté.
Ces vidéos n’imitent pas la figure chrétienne de la déchue sublime. Elles n’invoquent pas la damnation pour gagner l’attention. Elles produisent un récit discontinu, fragmentaire, performatif, où le désir circule sans se dire, où la pudeur est une stratégie esthétique plus qu’un dogme. Et c’est là toute la nouveauté : une transgression sans tragédie, un érotisme sans fable, une tension sans effondrement.
4. Le trouble comme forme narrative
Ce que les TikTokeuses musulmanes produisent, c’est moins un scandale qu’un trouble sémiotique : elles défient les catégorisations, bousculent les attentes, suspendent les jugements. La transgression ici ne renvoie plus à une faute morale ou religieuse : elle devient décalage, glissement, zone floue.
Elles ne se situent ni du côté de la sainteté ni du côté de la perdition. Elles sont dans le tiers-espace, pour reprendre la notion d’Homi K. Bhabha : un espace hybride, mouvant, où s’inventent de nouveaux codes. Le voile n’y est plus le signe d’un absolu religieux, mais un motif plastique, poétique, stylisé, porteur de mémoire mais ouvert à l’interprétation.
Ce n’est donc pas une provocation, mais une poétique de l’écart. Une réinvention du religieux comme esthétique du rapport à soi, au regard, au monde. Une mystique affleure parfois dans ce trouble — mais elle n’est ni scripturaire ni canonique : elle est sensible, numérique, incarnée.
III. L’algorithme comme producteur de dévoilement performatif
L’espace numérique, et en particulier les réseaux sociaux visuels comme TikTok, ne sont pas de simples vitrines neutres ou libres. Ils constituent des dispositifs techniques de visibilisation qui organisent, trient, récompensent ou invisibilisent certains types de contenu. Ce n’est pas l’utilisateur qui se montre : c’est l’algorithme qui configure les conditions de sa visibilité. Dans ce contexte, les jeunes filles voilées qui se filment en train de danser, de se maquiller ou de défiler ne sont pas seulement des sujets d’expression : elles deviennent agents et objets d’un système performatif algorithmique.
1. Une architecture algorithmique fondée sur l'engagement affectif
L’algorithme de TikTok, à la différence de celui d’Instagram ou YouTube, ne repose pas seulement sur la logique de l’abonnement, mais sur un système d’engagement prédictif et comportemental. Il analyse les micro-interactions (temps de visionnage, pauses, commentaires, partages) pour proposer des contenus similaires.
Or, ces micro-données ne sont pas neutres : elles créent une boucle de renforcement affectif. Un contenu qui suscite de la tension, de l’ambiguïté, du désir ou du malaise, est plus engageant qu’un contenu apaisé ou neutre. Le voile, dans ce système, devient un vecteur d’attention algorithmique. Plus il est chargé symboliquement (religieusement, sexuellement, esthétiquement), plus il génère de la friction et donc de la circulation.
Les jeunes filles voilées, en dansant ou en se maquillant, n’agissent pas seulement par goût personnel ou par esthétique. Elles répondent à une grammaire codée, intégrée dans la logique d’exposition de la plateforme. Ce qu’elles créent est toujours interprété par la machine comme un signal de désirabilité — et donc de viralité.
2. La production algorithmique du dévoilement
Il serait erroné de penser que ces jeunes filles « choisissent » librement de se dévoiler. Il faut plutôt comprendre que le dévoilement — même partiel, même stylisé — est valorisé par l’architecture même de la plateforme. Il devient ce que le philosophe Bernard Stiegler appelait une « prescription comportementale » : une incitation douce, intégrée dans les choix que l’on croit faire seul.
En d’autres termes : l’algorithme ne dit jamais explicitement « dévoile-toi ». Mais il récompense l’ambiguïté corporelle, la transition vestimentaire, la tension entre voile et regard, entre pudeur et posture sensuelle. Il maximise ce qui capte le regard sans nécessairement choquer : ce que l’on pourrait appeler une zone d’érotisme grise, ni pornographique, ni chaste.
C’est cette logique qui pousse, parfois inconsciemment, certaines jeunes créatrices de contenu à se filmer dans des moments de transformation : du hijab au jean moulant, de la prière au selfie, du silence sacré au son tendance. Ce que l’algorithme sélectionne et promeut, ce sont des micro-récits de transition corporelle, qui capturent l’œil et alimentent la boucle de visibilité.
3. La dialectique visibilité / invisibilité dans la culture numérique
TikTok, comme toutes les plateformes fondées sur la vidéo courte, repose sur une économie de l’apparition instantanée. Ce qui est vu, liké et partagé existe. Ce qui ne l’est pas tombe dans l’oubli. Dans ce contexte, les jeunes filles musulmanes deviennent doublement exposées : elles s’exposent en tant qu’individus, mais elles sont aussi interprétées comme figures collectives — par l’algorithme, par les spectateurs, par leurs communautés.
Le voile, dans cette dialectique, devient le signe d’une visibilité paradoxale. Il attire le regard tout en signifiant son refus. Il protège en même temps qu’il signale. Lorsqu’une jeune femme voilée danse ou sourit à la caméra, elle joue avec les codes de la visibilité algorithmique, mais aussi avec ceux de la visibilité religieuse, familiale, sociale.
Ce jeu peut être maîtrisé, mais il est souvent vécu dans une ambivalence douloureuse : certaines créatrices suppriment ensuite leurs vidéos, ou s’excusent publiquement. D’autres revendiquent une liberté de présence qui ne nie pas leur foi. Dans tous les cas, l’apparition numérique n’est jamais neutre : elle est toujours surcodée par des couches symboliques multiples — le religieux, le genre, la classe, la culture, et bien sûr, le code informatique.
4. Une performativité sous contrainte : entre agency et pilotage structurel
Il faut ici convoquer les travaux de Judith Butler sur la performativité du genre : « On ne naît pas femme, on le devient à travers des actes répétés, régulés, normés par des structures sociales. » Ce que TikTok nous montre, c’est que le genre se joue aussi dans un espace numérique, où l’on ne performe pas seulement la féminité ou la pudeur, mais aussi la désirabilité mesurable, l’attractivité codée, le fantasme algorithmique.
La jeune fille musulmane qui se filme ne se contente pas de s’exprimer : elle performe dans un champ de contraintes technologiques. Ce champ agit comme une scène invisible, mais réglée : durée des vidéos, choix des sons, format vertical, hashtags optimisés. La performativité religieuse elle-même (afficher son hijab, saluer en arabe, nommer Allah) est parfois intégrée dans un design de viralité.
Autrement dit : même l’expression de la foi peut devenir un contenu performatif, structuré pour circuler. Cela ne la rend pas inauthentique, mais cela en change le régime : ce n’est plus seulement une pratique spirituelle, c’est aussi une donnée culturelle interprétable, monétisable, commentable.




