L’intersectionnalité est-elle une notion bourgeoise ?
Introduction
L’intersectionnalité est devenue un concept central dans les sciences sociales et les luttes progressistes, prônant une analyse croisée des rapports de domination : racisme, sexisme, classisme, etc. Popularisée à la fin des années 1980 par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw, cette notion visait à rendre visibles les expériences spécifiques des femmes noires aux États-Unis, invisibilisées tant par le féminisme blanc que par les mouvements antiracistes dominés par des hommes.
Aujourd’hui, en France comme dans l’ensemble du monde occidental, l’intersectionnalité est de plus en plus accusée d’être devenue une « notion bourgeoise » : un outil récupéré, neutralisé, parfois vidé de sa substance critique. Autrement dit, un concept désormais utilisé dans les universités, les entreprises ou les politiques publiques sans remise en question des structures profondes de domination économique.
Cet article propose une lecture croisée — politique, sociologique et psychanalytique — de cette thèse critique. Il s’agit de comprendre comment un cadre subversif peut être intégré dans l’appareil symbolique bourgeois, et comment il peut, en retour, être réarticulé à des luttes authentiquement transformatrices.
1. L’intersectionnalité : une généalogie critique
Le terme « intersectionnalité » désigne le fait que les oppressions sociales ne s’additionnent pas simplement, mais s’entrecroisent. Crenshaw illustre ce phénomène par la métaphore d’un carrefour : une personne peut être heurtée par des véhicules venant de plusieurs directions — racisme, sexisme, classisme — sans qu’aucune de ces oppressions, isolée, ne suffise à expliquer la violence subie.
Ce concept s’enracine dans l’expérience vécue des femmes noires américaines, dont les récits ont été marginalisés par le féminisme dominant (centré sur les femmes blanches) comme par l’antiracisme traditionnel (centré sur les hommes noirs). Dès les années 1970, des figures comme Angela Davis ou le Combahee River Collective ont théorisé ces oppressions croisées, appelant à une solidarité politique entre classes laborieuses, femmes et minorités racisées.
L’intersectionnalité s’inscrit ainsi dans une perspective radicale de justice sociale, en opposition aux discours dominants et aux hiérarchies symboliques. Elle rejette les catégories homogènes — « les femmes », « les Noirs », « les pauvres » — pour révéler les lignes de fracture internes à ces groupes.
2. Une dépolitisation par les élites intellectuelles et institutionnelles ?
Avec sa diffusion en Occident, l’intersectionnalité a progressivement été intégrée dans les discours académiques, politiques, les stratégies RH des grandes entreprises, voire les pratiques des ONG. Ce processus — parfois qualifié de « blanchiment » ou de « dépolitisation » — consiste à absorber un concept critique dans le langage dominant tout en en neutralisant la charge conflictuelle.
Ainsi, l’intersectionnalité se retrouve réduite à un outil de gestion de la diversité. Elle alimente les tableaux de bord des ressources humaines : combien de femmes racisées dans les comités exécutifs ? Combien de personnes LGBTQIA+ dans les campagnes de communication ? Cette logique transforme un concept politique en indicateur de performance sociale, au service du « capitalisme inclusif ».
Nancy Fraser a brillamment analysé cette dérive, notamment à travers la distinction qu’elle opère entre les luttes pour la reconnaissance (identité, visibilité, respect) et celles pour la redistribution (pouvoir, ressources). Une intersectionnalité centrée uniquement sur la reconnaissance peut ainsi devenir un alibi moral pour une bourgeoisie progressiste, qui célèbre la diversité tout en conservant ses privilèges économiques. C’est le « féminisme des 1 % » : celui qui ouvre les conseils d’administration à quelques femmes, tout en ignorant les conditions de travail des femmes de ménage.
3. Une sociologie de l’instrumentalisation : classe, capital culturel et pouvoir symbolique
D’un point de vue sociologique, l’appropriation de l’intersectionnalité par les classes supérieures peut s’analyser comme un effet du champ intellectuel. Pierre Bourdieu a montré comment les groupes dominants imposent leurs schèmes de perception du monde. Les concepts critiques peuvent être légitimés, diffusés, mais seulement à condition d’être traduits dans un langage conforme aux normes institutionnelles.
En France, l’intersectionnalité a longtemps été marginalisée au nom de l’universalisme républicain. Mais ces dernières années, elle est apparue dans des recherches subventionnées, des colloques ou des rapports d’expertise, où elle est souvent réduite à une grille analytique parmi d’autres, déconnectée de son ancrage militant.
Ce parcours produit un paradoxe : un concept né pour décrire les vies des opprimé·es devient l’apanage de chercheur·ses diplômé·es, souvent blanc·hes et issu·es des classes moyennes ou supérieures. L’outil critique devient ainsi un marqueur de distinction sociale : parler d’intersectionnalité, c’est parfois aujourd’hui signifier son appartenance à une élite culturelle progressiste.
4. Approche psychanalytique : subjectivité, trauma et impuissance
La récupération bourgeoise de l’intersectionnalité s’accompagne également d’une reconfiguration des affects. Le néolibéralisme contemporain valorise les récits subjectifs, les témoignages de souffrance, les confessions publiques. L’espace public devient un théâtre des blessures, où chacun est sommé de raconter son trauma, de « déconstruire ses privilèges », de présenter des excuses.
Cette dynamique émotionnelle peut certes libérer la parole des invisibilisé·es, mais elle comporte un risque : transformer la politique en spectacle de la culpabilité. Reconnaître ses privilèges devient un acte performatif suffisant, au lieu d’être le point de départ d’une transformation réelle. Le·la bourgeois·e « allié·e » se confesse, se repent, mais ne modifie pas ses pratiques.
La psychanalyse nous rappelle que la culpabilité peut fonctionner comme un mécanisme d’évitement. On se flagelle en paroles pour ne pas céder du pouvoir réel. Slavoj Žižek parle de « capitalisme à visage humain » : consommer éthique, soutenir Black Lives Matter, tout en continuant à participer à l’exploitation structurelle.
Dans ce cadre, l’intersectionnalité risque de devenir une morale de la bonne conscience, une discipline des corps et des esprits visant à réguler les comportements plutôt qu’à transformer les structures sociales.
5. Luttes de classes versus luttes identitaires : un faux dilemme ?
Certain·es critiques marxistes opposent frontalement l’intersectionnalité à la lutte des classes. Iels lui reprochent de fragmenter les combats, de diviser les dominé·es en identités concurrentes, et de détourner l’attention du rôle central du capitalisme dans la production des inégalités.
Mais cette opposition est peut-être excessive. Des penseuses comme Angela Davis ou Silvia Federici ont toujours défendu l’articulation des rapports de race, de genre et de classe. Loin de nier la lutte des classes, l’intersectionnalité invite à penser que les classes elles-mêmes sont traversées par des rapports racisés, genrés, sexués.
Le problème ne vient pas tant du concept que de son instrumentalisation. Une intersectionnalité « à la carte », utilisée par le management ou le marketing, perd toute radicalité. En revanche, une intersectionnalité liée à un projet anticapitaliste, antiraciste et féministe demeure un levier puissant pour repenser les alliances politiques.
Conclusion
L’intersectionnalité n’est pas en soi une notion bourgeoise. Elle est née d’une critique radicale de l’aveuglement bourgeois, blanc et patriarcal. Comme tout outil critique, elle peut être neutralisée, récupérée, redirigée.
Aujourd’hui, elle circule dans des espaces dominants — universités, entreprises, médias — qui tendent à l’aseptiser. Elle se trouve parfois réduite à un jargon managérial ou à une morale individualisée, détachée des rapports de pouvoir et des luttes concrètes.
Pour rester un outil d’émancipation, l’intersectionnalité doit être réinscrite dans des perspectives collectives, politiques et conflictuelles. Elle doit se reconnecter aux luttes des classes populaires, des personnes racisées, des femmes précaires, des travailleur·ses invisibilisé·es.
La question n’est pas : intersectionnalité ou lutte des classes ? Mais bien : comment articuler les deux, sans les hiérarchiser ni les dissoudre ? Comment faire en sorte que les savoirs critiques ne deviennent pas le luxe des classes cultivées, mais les armes de celles et ceux qui n’ont que leur voix, leur corps et leur solidarité pour résister ?


