Liquider : déconstruction
De Derrida à Zucman, penser la liquidité comme métaphysique du capital
Introduction : liquider ou la passion moderne de la disparition
Il y a des mots qui condensent à eux seuls une époque. Liquider en fait partie.
Sous sa surface technique — solder, régler, mettre fin — il cache une passion : celle de la disparition ordonnée.
Liquider, c’est effacer proprement, rendre le monde comptable, lisible, fluide. C’est convertir la résistance du réel en transparence du signe.
Mais derrière ce verbe de bureau se joue quelque chose de beaucoup plus vaste : un geste métaphysique par lequel la modernité s’efforce de dissoudre tout ce qui entrave la circulation — la matière, la dette, le corps, le temps.
La liquidité est devenue la langue du salut : dans la finance, la morale, le climat, les relations humaines. On ne jure plus que par le flux.
Or ce qui se présente comme une évidence — rendre liquide, c’est rendre mobile, donc libre — repose sur un refoulé.
Car la liquidité absolue est aussi l’effacement de la durée, du lien, de la mémoire.
Elle ne libère pas le réel : elle le simplifie jusqu’à l’épuiser.
Derrida, dans Spectres de Marx, l’avait déjà pressenti : derrière le mouvement du capital se cache une économie du fantôme, une circulation sans incarnation.
C’est cette ambivalence que révèle aujourd’hui le débat sur la taxe Zucman.
Vouloir imposer une taxe mondiale sur les patrimoines non liquides, c’est tenter de rendre tangible ce qui échappe, de ramener la promesse dans le monde du dû.
C’est exiger que la richesse cesse de flotter — et redevienne matière.
Mais ce geste fiscal, à son insu, rejoue une scène philosophique : celle d’une humanité qui, après avoir tout rendu liquide, cherche désespérément un point d’ancrage.
Cet article propose de lire liquider comme un concept total : à la croisée du langage, de la finance et de la métaphysique.
Du verbe comptable à la tragédie du capital, de Derrida à Zucman, il s’agit de comprendre comment le liquide, en devenant valeur absolue, a avalé le monde.
I. La liquidité comme mythe moderne : de la circulation à la transparence
1. De l’or à l’algorithme : la généalogie du liquide
L’histoire économique occidentale peut se lire comme une lente conquête de la liquidité.
Le passage de l’or au billet au XIXᵉ siècle a déplacé la valeur du métal vers la confiance.
La dérégulation des années 1980, puis la financiarisation algorithmique des années 2000, ont achevé cette mutation : la richesse ne repose plus sur la matière, mais sur la vitesse de sa conversion.
Chaque époque a vu s’affirmer une croyance : que tout peut devenir fluide.
Lyotard l’a montré : la vérité moderne est celle du performant, du calculable, du circulant. Foucault, de son côté, voyait dans le néolibéralisme une gouvernementalité par le flux : réguler non plus la production, mais la circulation.
La liquidité devient ainsi un idéal politique — la promesse d’un monde sans friction.
2. L’idéologie de la fluidité
Chez Keynes, la “préférence pour la liquidité” est prudence ; chez Bauman, elle devient morale.
Le liquide n’est plus un moyen : c’est une vertu. Ce qui ne circule pas est suspect, archaïque, presque immoral.
Derrida y aurait lu le retour d’une métaphysique de la transparence : la volonté de dissoudre toute opacité du réel dans la clarté du signe.
La modernité liquide est cette promesse : abolir le différé, faire du monde une pure surface d’échange.
II. « Liquider » : sémiologie d’une disparition
Étymologiquement, liquider (du latin liquidus) désigne ce qui coule, ce qui se lisse.
Mais le verbe contient sa propre contradiction : il signifie aussi terminer, purger, tuer.
Liquider, c’est donc à la fois faire passer et faire disparaître.
Dans la comptabilité, la liquidation n’est jamais neutre : elle met fin à une relation. Elle efface la mémoire du délai, du lien, de la dette.
Derrida aurait parlé d’un pharmakon : la liquidité guérit en simplifiant, mais empoisonne en effaçant la trace.
Le geste de liquider, en apparence technique, porte la violence d’une société qui ne tolère plus la durée.
Liquider, c’est vouloir purifier le réel — en le dissolvant.
III. L’économie comme déconstruction matérielle : rendre liquide l’illiquide
1. La quête moderne de la liquidité
Le capitalisme contemporain ne produit plus seulement des biens, mais des flux.
Son objectif n’est pas la fabrication, mais la liquéfaction : tout transformer en circulation, du bien matériel à la donnée.
Cette logique inverse la hiérarchie classique : ce n’est plus la richesse qui crée la liquidité, c’est la liquidité qui crée la richesse.
Ce basculement repose sur un déni du temps.
Rendre liquide, c’est abolir le différé, nier la résistance.
Derrida, dans La dissémination, rappelait pourtant que toute signification implique un écart, un retard.
La liquidité absolue, c’est donc le rêve d’une présence sans trace — et donc, paradoxalement, d’une absence totale.
2. Anthropologie du liquide : tuer la dette
Dans les sociétés du don étudiées par Mauss, la valeur naît du délai : on donne pour être redevable.
L’économie moderne, elle, cherche à supprimer ce délai. Liquider, c’est tuer la dette symbolique, supprimer la possibilité du lien.
Le crédit, mot issu de credere (croire), devient pure mécanique.
La liquidité remplace la confiance par la vitesse. Là où Mauss voyait un cycle (don, dette, retour), le capitalisme liquide installe un flux sans retour.
III bis. La titrisation ou la liquidité comme fétiche
La titrisation, apparue dans les années 1970, a accompli ce rêve : convertir la promesse en circulation.
Elle transforme des créances — donc des dettes figées — en titres négociables, liquides.
Philosophiquement, elle substitue le signe à la chose.
Derrida y aurait vu la logique du supplément : le titre vient combler l’absence du liquide, mais devient à son tour la valeur suprême.
La finance contemporaine ne s’appuie plus sur l’économie réelle, mais sur la promesse de circulation.
Ce n’est plus la richesse qui fait le titre, c’est le titre qui crée la richesse.
La crise des subprimes a révélé cette aporie : la liquidité s’était autonomisée jusqu’à se dissoudre.
Zucman, en prônant une taxation du patrimoine mondial, s’adresse à un capital déjà spectral, titrisé jusqu’à l’abstraction.
Taxer le liquide, c’est désormais taxer le signe — ou tenter de rappeler à la présence ce qui n’existe plus que comme trace.
IV. Fiduciaire et liquide : deux régimes du croire
Le fiduciaire vient de fiducia, la confiance. Il repose sur la foi collective dans un signe — billet, signature, État.
Le liquide, lui, semble au contraire tangible : il s’écoule, se montre, se touche.
Mais notre époque a brouillé ces deux régimes.
Le liquide est devenu fiduciaire (on croit en la fluidité du marché comme on croyait autrefois en l’or), et le fiduciaire est devenu liquide (la confiance se manifeste par le mouvement).
Le flux fait foi.
Derrida aurait parlé d’un auto-fondement performatif : la circulation se soutient d’elle-même, sans garant extérieur.
La liquidité devient la nouvelle croyance mondiale.
Là où le fiduciaire suppose une foi invisible, le liquide exige une visibilité continue.
La valeur ne se prouve plus par la stabilité, mais par la vitesse.
La taxe Zucman vient troubler cet équilibre : elle rappelle que toute croyance suppose un ancrage matériel. Exiger du liquide d’un patrimoine illiquide, c’est rappeler que la foi économique n’est jamais pure — qu’elle repose sur une matière résistante, un reste de corps.
V. La taxe Zucman : liquider l’illiquide
La taxe mondiale sur la fortune imaginée par Gabriel Zucman vise à corriger une asymétrie : le capital est global, la fiscalité reste locale.
Son principe : évaluer la richesse selon sa valeur estimée, non sa liquidité effective.
Mais taxer un actif non liquide revient à imposer une fiction. L’État agit comme si tout pouvait être converti.
Ce “comme si” est performatif : il fait exister la liquidité par décret.
Derrida aurait reconnu là une différance institutionnalisée : le prélèvement sur un futur qui n’existe pas encore.
L’État prélève sur la promesse, comme la banque crée la monnaie sur le crédit.
Il transforme l’avenir en dette immédiate.
Cette logique est métaphysique autant que politique : la fiscalité devient une manière de faire advenir la réalité qu’elle suppose.
Mais en cherchant à tout liquider, elle se heurte à l’impossible : on ne taxe pas la promesse sans en briser la magie.
VI. Derrida, Marx et la spectralité de la valeur
Dans Spectres de Marx, Derrida décrit le capital comme une présence absente : un flux d’échange qui ne cesse de différer sa matérialisation.
Le liquide est la forme parfaite de ce spectre : il circule, insaisissable, mais efficace.
Taxer le capital, c’est tenter de fixer un fantôme.
Marx voyait dans la monnaie l’équivalent général : l’unité abstraite du travail.
Derrida complète : cet équivalent ne se stabilise jamais. Il reste trace, différance, promesse.
La taxe Zucman met à nu cette aporie : vouloir rendre le spectre palpable, le ramener dans le champ du visible fiscal.
Mais le liquide, par essence, fuit le cadre. Il s’évapore dès qu’on le saisit.
VII. Prolongement contemporain : le flux total
Le XXIᵉ siècle pousse cette logique jusqu’à son point de fusion.
Les cryptomonnaies sont des fictions de liquidité pure : du fiduciaire sans État, du liquide sans corps.
Les marchés de l’attention transforment le temps humain en flux mesurable — une économie où la conscience elle-même devient liquide.
Les fonds verts ou les marchés du carbone liquéfient la planète : ils transforment l’écosystème en actif négociable, l’air en promesse de rendement.
Dans chacun de ces cas, la liquidité se confond avec le bien.
Le monde ne vaut plus que par sa capacité à couler.
Zucman tente, à sa manière, de réintroduire un seuil, un ralentissement, une matérialité fiscale dans cette fuite.
Mais le capital, désormais, n’habite plus la terre : il habite le flux.
Conclusion : pour une économie de la lenteur
Liquider, au fond, c’est vouloir en finir — mais sans éclat. C’est une mort propre, sans cadavre, sans bruit, absorbée dans la fluidité générale.
Toute la modernité s’y est engouffrée : des flux financiers aux flux migratoires, des supply chains à nos vies numériques.
On n’existe plus qu’à condition de couler.
Le capitalisme tardif a ainsi remplacé la morale du travail par la morale du flux : ne plus produire, mais circuler.
Et l’État, en tentant aujourd’hui de taxer cette circulation, de la contenir, rejoue une scène aporétique : vouloir figer ce qui se définit par son mouvement.
La taxe Zucman n’est pas seulement une mesure économique : c’est une épreuve philosophique.
Elle met à nu la fragilité d’un monde où le liquide a remplacé le solide, la vitesse la justice, et la transparence la vérité.
Mais la liquidation n’est pas une fatalité.
Derrida nous apprend qu’il reste toujours un reste, une trace qui échappe à la clôture.
Ce reste, c’est peut-être la possibilité d’une autre économie : une économie du délai, du poids, de la lenteur.
Une économie qui ne chercherait plus à tout liquider, mais à rendre habitable le non-liquide — à réhabiliter la résistance du monde comme condition du sens.
Ce que révèle la liquidation universelle, ce n’est pas seulement la dissolution du réel dans la circulation : c’est notre peur du ralentissement.
Or sans ce ralentissement, il n’y a ni justice ni durée, ni parole ni mémoire.
Liquider, c’est vouloir éviter la dette.
Habiter, au contraire, c’est accepter la dette du temps — et la transformer en lien.
Le capitalisme liquide n’aura peut-être pas d’effondrement spectaculaire : il se déversera simplement jusqu’à l’assèchement.
Mais il se pourrait que, dans le reflux, réapparaisse quelque chose comme une promesse : celle d’un monde qui ne veut plus tout régler, mais recommencer à compter — non pas l’argent, mais les traces.

