Masturber l’écran
Paul B. Preciado face au capitalisme cognitif des gestes captés
« […] les nouvelles disciplines digitales mettent la main fordiste qui écrivait et travaillait à masturber l’écran du capitalisme cognitif. »
— Paul B. Preciado, La société pharmacopornographique, 2013
I. Préambule : une métaphore du présent
Il n’y a plus de main invisible du marché : il y a des mains visibles sur les écrans. Ce que Paul B. Preciado nomme, dans une fulgurance à la fois philosophique et clinique, la main masturbatrice ne désigne pas seulement la capture numérique de notre motricité : elle révèle une mutation anthropologique profonde. Jadis médiatrice entre l’intention et l’action, la main devient le vecteur d’une jouissance sans sujet, d’un automatisme sans œuvre, d’une excitation sans monde.
Dans l’économie fordiste, la main fabriquait. Dans le capitalisme cognitif, elle simule, elle répond, elle répète. Preciado nous donne ici une image puissante : nous ne faisons plus que masturber l’écran, c’est-à-dire frotter du vide pour entretenir le système qui nous épuise. Le plaisir n’est plus dans l’objet, mais dans la friction même ; et ce plaisir est sans vérité, sans réciprocité, sans altérité.
Chaque geste est ainsi transformé en flux de données, chaque impulsion tactile devient un micro-investissement productif — non pas pour le sujet, mais pour l’algorithme. Il ne s’agit pas de critiquer moralement nos usages digitaux, mais de les rendre lisibles en tant que symptômes d’un mode de gouvernement des corps, des désirs et des temporalités. L’écran n’est plus un miroir, mais un capteur ; il n’offre pas un reflet, mais un canal de monétisation du vivant.
Ce texte propose une radiographie de ces gestes contemporains — du swipe Tinder au scroll TikTok, du message WhatsApp au clic Amazon, jusqu’à la paume d’un enfant devant YouTube. Tous disent la même chose : nous ne touchons plus l’écran pour atteindre l’autre ou le monde, mais pour nourrir une machine dont nous sommes devenus les opérateurs affectifs. La main masturbatrice n’est pas une main solitaire : c’est la main collective d’une époque dépossédée d’elle-même.
II. Focus 1 — L’index Tinder : geste répétitif, désir recyclé
Geste analysé : le swipe à droite ou à gauche sur Tinder
Durée moyenne d’usage quotidien : 15 à 30 minutes
Nombre moyen de gestes par session : 40 à 100 swipes
Avant : Séduire, écrire une lettre, prendre un rendez-vous, se rencontrer. Le corps était engagé, la parole investie, le désir négocié.
Maintenant : En une fraction de seconde, le pouce ou l’index balaye une photo, sans parole, sans effort, sans temporalité. Le swipe est un geste réduit à sa plus simple expression : oui/non, beau/laide, match/pas match. Il transforme le désir en réflexe binaire.
🧠 Lien avec Preciado : Le swipe n’est pas un acte masturbatoire au sens sexuel, mais au sens pulsionnel : on caresse l’écran pour stimuler un système de gratification immédiate. Le désir est automatisé, désubjectivé.
💡 Capitalisme cognitif : Tinder vend du temps passé, de la data comportementale, des intentions simulées. Votre main ne choisit pas un partenaire, elle alimente un algorithme de matching qui sera monétisé par la plateforme.
III. Focus 2 — Le scroll TikTok : le flux sans fin de l’ennui organisé
Geste analysé : le mouvement continu du pouce pour faire défiler des vidéos très courtes
Durée moyenne quotidienne (génération Z) : 1h30 à 3h
Temps d’attention moyen par vidéo : 6 à 15 secondes
Avant : Lire un livre ou regarder un film mobilisait la mémoire, la patience, l’attention profonde.
Maintenant : L’utilisateur ne décide plus de ce qu’il regarde. L’algorithme choisit. Le geste du pouce est pavlovien, presque involontaire. Il y a addiction au flux, pas à l’objet.
🧠 Lien avec Preciado : La main qui tournait les pages devient une main qui tente d’attraper une satisfaction toujours différée. Le geste devient masturbatoire, car auto-centré, solitaire, sans but.
💡 Capitalisme cognitif : Chaque scroll livre une micro-information sur vos préférences. TikTok construit votre double numérique sans que vous ne créiez rien. Votre geste nourrit un capital sans contrepartie.
IV. Focus 3 — Le doigt WhatsApp : les “…” de l’hyperdisponibilité
Geste analysé : répondre aux messages, attendre les réponses, envoyer des emojis
Fréquence quotidienne moyenne : plusieurs dizaines de fois
Réaction corporelle : montée d’anxiété en cas de silence
Avant : Écrire une lettre engageait le corps, la pensée, le temps. On assumait un espace de séparation.
Maintenant : Le doigt tapote, efface, attend. Les trois points "…" deviennent une interface affective : "il écrit, puis il n’écrit plus". Ce que produit la main, ce n’est plus un message, mais une présence performative.
🧠 Lien avec Preciado : Le geste n’a plus de résultat symbolique, il est purement relationnel et anxiogène. C’est la main masturbatrice : elle génère une tension affective auto-entretenue.
💡 Capitalisme cognitif : WhatsApp récolte les temps de frappe, les réactions différées, les habitudes d’écriture. Ces données comportementales sont monétisables même sans contenu.
V. Focus 4 — L’ongle Amazon : l’achat réflexe en 1 clic
Geste analysé : "Achat immédiat" via empreinte ou reconnaissance faciale
Durée moyenne du cycle intention → transaction : 6 secondes
Nombre moyen d’achats par mois en 2024 (France) : 4 à 7 sur mobile
Avant : Acheter supposait comparaison, réflexion, déplacement, délai.
Maintenant : L’ongle effleure l’écran. Il n’y a plus de médiation, plus de friction. La satisfaction est immédiate, mais aussi dépersonnalisée.
🧠 Lien avec Preciado : La main ne fabrique plus un choix, elle réagit à une impulsion : pulsion mimétique, envie provoquée, incitation algorithmique. Le désir est pré-écrit par la plateforme.
💡 Capitalisme cognitif : Amazon capte le timing, la logique émotionnelle du geste. L’écran est masturbé : ce n’est pas une vitrine, c’est un déclencheur de consommation affective.
VI. Focus 5 — La paume des enfants : YouTube Kids et la capture précoce
Geste analysé : toucher l’écran à l’âge de 2-3 ans, souvent sans parler
Durée d’exposition moyenne dès 4 ans : 1h30/jour
Répercussions observées : réduction de la motricité fine, appauvrissement du langage
Avant : L’enfant manipulait des jouets, touchait la terre, dessinait, faisait des gestes complexes.
Maintenant : Le geste se réduit à un toucher plat, répétitif. Les vidéos ultra-montées, aux couleurs fluo, captent l’attention primaire. Le cerveau est formé au rythme de la plateforme.
🧠 Lien avec Preciado : La main, à peine née, est déjà entraînée à interagir avec l’écran — non pour apprendre, mais pour être retenue. Le geste devient gestuel sans projet, masturbatoire sans plaisir.
💡 Capitalisme cognitif : L’enfant devient producteur de données dès l’âge de 2 ans. Son corps est orienté vers des schémas de comportement prédictifs. Il ne joue plus : il performe.
VII. Conclusion : repenser le geste comme acte politique
Contre la main masturbatrice, faut-il rêver d’une main révolutionnaire ? Ou, plus sobrement, d’une main encore capable de désobéir — de tracer un geste non prévisible, non mesurable, non marchandisable ?
Preciado nous tend un miroir sans fard : notre main est devenue un organe aliéné, capté, épuisé. Elle ne tisse plus de lien symbolique, elle n’élabore plus de forme, elle répète, alimente, performe. Ce que produit cette main, ce n’est pas un monde, mais une donnée. Le capitalisme cognitif, plus que jamais, se nourrit non de notre travail, mais de nos gestes. Il déplace la productivité du bureau vers le doigt, du labeur vers le loisir, de l’effort vers le réflexe.
Mais tout geste n’est pas condamné. Car même dans la répétition, il y a des failles. Même dans l’automatisme, il y a du reste. Écrire une lettre, dessiner sans application, refuser de cliquer, détourner un outil, ralentir, bricoler : ce sont là des actes de défection micro-politiques. Ils ne libèrent pas immédiatement, mais ils rouvrent un espace pour un autre usage, une autre temporalité, une autre économie du désir.
Reprendre la main, c’est refuser de n’être qu’un prolongement nerveux du système. C’est retrouver dans le geste — dans l’effort, dans l’erreur, dans le grain — une subjectivité qui ne se confond pas avec sa trace numérique. C’est faire du toucher une résistance, du silence une présence, de la friction une création.
À l’heure du doigt capté, résister, c’est désobéir par la main.
Bibliographie
I. Œuvres de Paul B. Preciado
Preciado, Paul B. Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique. Grasset, 2008.
Preciado, Paul B. La société pharmacopornographique. Fayard, 2013.
Preciado, Paul B. Un appartement sur Uranus. Grasset, 2019.
II. Théorie critique du capitalisme numérique
Berardi, Franco "Bifo". La fabrique de l’homme endetté. Amsterdam, 2014.
Han, Byung-Chul. La société de la transparence. Actes Sud, 2014.
Han, Byung-Chul. Psychopolitique : le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir. La Découverte, 2016.
Lazzarato, Maurizio. Le gouvernement des inégalités : critique de l’insécurité néolibérale. Éditions Amsterdam, 2011.
Stiegler, Bernard. La société automatique. 1. L’avenir du travail. Fayard, 2015.
III. Interfaces, corps et gestes
Crary, Jonathan. 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Zones, 2014.
McLuhan, Marshall. Pour comprendre les médias. Seuil, 1968.
Flusser, Vilém. Les gestes : Essai de phénoménologie. Circé, 1999.
Citton, Yves. L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ? La Découverte, 2014.
IV. Désir, performativité et gouvernementalité
Foucault, Michel. Surveiller et punir. Gallimard, 1975.
Butler, Judith. Le pouvoir des mots : Politique du performatif. Amsterdam, 2004.
Deleuze, Gilles. Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. L’autre journal, n°1, 1990.
Baudrillard, Jean. La société de consommation. Gallimard, 1970.
V. Enfants, écrans et techno-socialisation
Desmurget, Michel. La fabrique du crétin digital. Seuil, 2019.
Livingstone, Sonia & Helsper, Ellen. “Balancing opportunities and risks in teenagers’ use of the internet: The role of online skills and internet self-efficacy.” New Media & Society, 9(2), 2007.


