Quand Chatgpt s'adresse au 18 +
L’annonce d’un « mode adulte » sur ChatGPT, permettant à partir de décembre 2025 à des utilisateurs vérifiés de générer du contenu érotique, est souvent présentée comme un simple ajustement de politique : « traiter les adultes comme des adultes ». C’est en réalité un basculement de régime. Le label NSFW (Not Safe For Work), qui signalait depuis vingt ans les images et liens à ne pas ouvrir au bureau, était l’emblème d’une séparation nette entre un Internet « utilitaire » et un univers sexuel relégué en marge. En intégrant le NSFW au cœur de l’infrastructure de l’IA généraliste, OpenAI ne se contente pas d’autoriser un type de contenu supplémentaire : l’entreprise fait entrer la sexualité dans l’architecture même du calcul, de la personnalisation, de la collecte de données et de la monétisation.
Ce tournant n’est pas isolé. Il intervient dans un contexte où l’industrie mondiale du divertissement pour adultes pèse déjà autour de 180 milliards de dollars, avec un segment en ligne estimé à plus de 76 milliards en 2024 et projeté au-delà de 118 milliards en 2030. Loin de représenter un « écart » par rapport à une trajectoire technologique neutre, la sexualité a historiquement fonctionné comme un laboratoire de l’innovation numérique : adoption de la VHS face au Betamax, essor des paiements en ligne, généralisation du streaming vidéo, aujourd’hui personnalisation algorithmique des contenus.
Dans ce cadre, l’entrée officielle d’OpenAI sur le terrain NSFW doit être lue moins comme une libération que comme un réalignement : il s’agit de ne pas laisser aux modèles open-source, aux acteurs chinois et aux plateformes spécialisées (Replika, OnlyFans, porn-diffusion) le monopole de l’érotique computationnel. C’est donc à une double analyse qu’invite ce moment : une analyse généalogique (la sexualité comme moteur technologique) et une analyse stratégique (la sexualité comme ressource du capitalisme cognitif et terrain de concurrence géopolitique).
I. De l’exception NSFW à l’intégration : la sexualité comme R&D cachée du numérique
I.1. Un régime de censure techniquement saturé
Les premiers déploiements de chatbots grand public ont été accompagnés d’un interdit quasi absolu du contenu sexuel explicite, censé faire de l’IA un outil « safe for work » par définition. Dans les faits, cette censure globale s’est révélée techniquement intenable. Les modèles de langage et d’image sont capables de produire des scènes, dialogues et descriptions d’une grande finesse, et les garde-fous de première génération – listes de mots interdits, refus systématiques – fabriquent un flot de faux positifs : blocage de discussions thérapeutiques, de témoignages #MeToo, de littérature, d’analyses sociologiques dès qu’un lexème sexuel apparaît. Les utilisateurs apprennent à contourner, coder, fragmenter leurs demandes. La plateforme se trouve prise en étau entre une puissance générative croissante et un corset normatif hérité d’une phase plus primitive de l’IA.
I.2. L’age-gating comme sortie par le droit
La solution adoptée est moins la levée du tabou que sa contractualisation. L’annonce d’OpenAI prévoit que seul un sous-ensemble d’utilisateurs – adultes vérifiés – pourra accéder à un mode permettant du contenu « mature », explicitement érotique, tout en maintenant une interdiction totale des mineurs et de tout contenu non consensuel. Le label NSFW est déplacé : d’un avertissement en bout de chaîne (« ne pas ouvrir au travail ») à un mode de service internalisé dans l’architecture de l’IA. On ne censure plus « en bloc » ; on segmente, on gate, on logge. La sexualité est intégrée à condition de passer par une série de rituels techniques (preuve d’âge, opt-in, acceptation de conditions spécifiques) qui redistribuent la responsabilité juridique de la plateforme vers l’utilisateur.
I.3. NSFW comme forme historique de séparation
Le sigle NSFW a longtemps matérialisé une frontière entre un Internet présentable (travail, études, consommation) et un souterrain porno qui en constituait pourtant un moteur majeur. Des estimations classiques évoquent par exemple 68 millions de requêtes quotidiennes liées à la pornographie, soit environ 25 % du total des recherches à une époque où la recherche textuelle structurait l’accès au web. Les grands tubes comme Pornhub revendiquent aujourd’hui plus de 42 milliards de visites annuelles et environ 115 millions de visiteurs par jour. La pornographie a donc toujours été à la fois centrale et symboliquement reléguée.
L’intégration d’un mode NSFW dans une IA généraliste comme ChatGPT – qui revendique désormais de l’ordre de 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires et 2,5 milliards de requêtes quotidiennes – opère un retournement. Il n’y a plus d’un côté un web sérieux et de l’autre des recoins NSFW : c’est le même modèle qui, selon le mode choisi, corrige un mail professionnel ou scénarise une scène érotique. Le NSFW cesse d’être un extérieur ; il devient une couche d’options de la même infrastructure.
I.4. De la VHS à l’IA générative : la sexualité comme moteur techno
Cette intégration tardive réactive un invariant historique. Dans la guerre des cassettes, l’industrie pornographique a largement contribué à la victoire du VHS sur le Betamax, en choisissant la première pour des raisons de durée, de coût et de diffusion, ce que reconnaissent explicitement plusieurs analyses rétrospectives. De façon similaire, l’essor du haut débit, des paiements en ligne, des systèmes de streaming et des modèles d’abonnement a été accéléré par l’énorme demande de consommation pornographique fluide, discrète et récurrente.
Certes, certains travaux nuancent l’idée d’un « porno qui pilote toute l’innovation », en rappelant le rôle de l’industrie du jeu vidéo, des logiciels professionnels ou des usages militaires. Mais il est difficile de nier que la sexualité a joué un rôle de stress-test et de laboratoire pour les infrastructures numériques. L’IA générative rejoue ce schéma : tant qu’elle se tenait à distance du NSFW, une part majeure des usages glissait vers des modèles open-source dérivés, des forks de Stable Diffusion ou des communautés dédiées au porno IA (Unstable Diffusion, etc.). L’ouverture d’un mode adulte n’est donc pas une dérive, mais la reconnaissance tardive d’un invariant : le sexuel finit toujours par tester, puis coloniser, la nouvelle couche technologique.
II. Ordres de grandeur : ce que pèse l’économie NSFW face à l’IA
Encadré 1 – Quelques chiffres pour situer l’enjeu
Le marché global de l’« adult entertainment » (tous supports) est estimé à environ 182 milliards de dollars en 2024, avec des projections autour de 275 milliards en 2032.
Le seul segment online est évalué à 70,9 milliards de dollars en 2023, 76,17 milliards en 2024, et plus de 118 milliards attendus en 2030.
Des sites comme Pornhub attirent plus de 42 milliards de visites par an et plus de 115 millions de visiteurs par jour, ce qui les place au niveau des grandes plateformes non-adultes en termes de trafic.
ChatGPT revendique désormais environ 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires, soit plus que l’ensemble de ses principaux concurrents réunis, et plus de 2,5 milliards de prompts quotidiens.
Les applications de « companions IA » telles que Replika revendiquent de leur côté plus de 30 à 40 millions d’utilisateurs au total, malgré des scandales répétés sur l’exposition de mineurs à des interactions sexuelles et des amendes de régulateurs comme l’autorité italienne.
Dans cette perspective, faire entrer le NSFW dans une IA généraliste grand public, ce n’est pas simplement « ajouter une catégorie » : c’est potentiellement brancher une infrastructure déjà massive (ChatGPT) sur un marché existant de plusieurs dizaines de milliards de dollars, avec une promesse redoutable : personnaliser, profiler et scénariser à l’échelle ce qui, jusqu’ici, était surtout diffusé sous forme de vidéos ou d’images standardisées.
III. Les vraies raisons du virage : économie, concurrence, souveraineté
III.1. Pression des modèles open-source et des communautés NSFW
Tant qu’OpenAI, Google ou Anthropic refusaient tout NSFW, l’érotique computationnel s’est largement développé dans les marges : modèles locaux basés sur LLaMA, versions modifiées de Stable Diffusion, communautés spécialisées comme Unstable Diffusion, tutoriels expliquant comment désactiver les filtres NSFW, etc. Cet écosystème « souterrain » constitue une concurrence réelle : non pas parce qu’il offre une meilleure sécurité, mais parce qu’il répond sans filtre à des demandes que les grands acteurs refusaient.
L’ouverture d’un mode adulte chez OpenAI doit donc être lue comme une tentative de réinternaliser ces usages dans une architecture contrôlée, plutôt que de laisser le champ libre à des initiatives non régulées et difficilement monétisables par les grandes plateformes.
III.2. Concurrence chinoise et géopolitique du désir
À côté de l’open-source occidental, on trouve une offre croissante de compagnons IA et d’avatars semi-érotiques dans l’écosystème chinois (Baidu, SenseTime, Douyin, apps de “AI girlfriends”). Ces services jouent souvent sur une ambiguïté entre relation affective, coaching émotionnel et sexualité soft, avec une intégration forte dans des super-apps. La bataille ne porte alors plus seulement sur la qualité du modèle, mais sur l’hégémonie culturelle et affective : qui captera les routines d’intimité, les scénarios de flirt, les moments de masturbation ou de consolation ?
Dans ce contexte, accepter le NSFW, pour un acteur américain central, c’est éviter de laisser à d’autres – Chine ou écosystèmes open-source – la main sur la prochaine couche de ce que l’on pourrait appeler la géopolitique du désir assisté par IA.
III.3. De l’assistant gratuit au compagnon payant
Enfin, il y a une raison économique évidente. Les modèles généralistes ont capté une audience gigantesque, mais leur monétisation reste partiellement fragile : abonnements premium, API, licences entreprises. Or l’économie du porno et du compagnonnage IA a montré qu’une partie des utilisateurs est prête à payer pour des services mêlant sexualité, attention et pseudo-relation. Les projections sur l’« online adult entertainment » (plus de 118 milliards en 2030) traduisent précisément cette volonté de déplacer la pornographie d’un modèle gratuit publicitaire vers des modèles relationnels payants (webcams, OnlyFans, companions, etc.).
En ce sens, le mode NSFW d’OpenAI préfigure un basculement de ChatGPT d’un outil de productivité vers une infrastructure de relation et de divertissement, où les usages sexuels sont à la fois les plus engageants et les plus monétisables.
IV. Plateforme ou ministère des mœurs ? La privatisation de la gouvernance sexuelle
IV.1. Le consentement machinique comme fiction de déresponsabilisation
La rhétorique officielle insiste sur « le respect des adultes », la possibilité de « laisser les utilisateurs faire leurs choix », assortie d’age-gating. Mais sur le plan normatif, le consentement machinique est une fiction : l’IA n’a pas de volonté, elle exécute des règles fixées par la plateforme. La seule décision politique ressemble à ceci : quels scénarios, quels registres, quels types de fantasmes seront considérés comme représentables, et lesquels seront refusés, voire signalés ?
La contractualisation du NSFW sert d’abord à reconfigurer la chaîne des responsabilités : c’est l’utilisateur qui a franchi le seuil, c’est lui qui est adulte, c’est lui qui a « demandé ». L’entreprise, elle, peut se présenter comme neutre, en se cachant derrière des disclaimers et des logs.
IV.2. Morale sexuelle algorithmique et opaque
Le mouvement le plus profond tient au fait que ce ne sont ni l’État ni l’Église qui réglent ici la norme sexuelle, mais une entreprise privée. Google interdit explicitement que Gemini soit utilisé pour « du contenu sexuellement explicite créé pour la gratification ». Anthropic conçoit Claude de manière à refuser systématiquement de modérer favorablement des contenus sexuels explicites, même si un site adulte le souhaite. Stability AI filtre ses jeux de données (LAION) à l’aide de détecteurs NSFW avant d’entraîner Stable Diffusion 2.0, tout en laissant aux utilisateurs la possibilité de désactiver dorsale-ment les filtres côté client.
OpenAI, en ouvrant un mode adulte, ne se soustrait pas à cette logique : la plateforme continuera à interdire certains registres (mineurs, inceste, viol, etc.), non seulement parce qu’ils sont illégaux, mais aussi parce qu’ils sont jugés trop risqués pour l’image de marque. Le résultat est une morale sexuelle privatisée, codée dans les poids du modèle et dans les règles qui en encadrent l’usage, dont les critères exacts restent opaques.
IV.3. NSFW by design : production de sujets « à surveiller »
Le NSFW n’est plus seulement un drapeau de prudence ; c’est une catégorie d’usage. Accéder au mode adulte, c’est rejoindre un sous-ensemble d’utilisateurs dont les interactions sont, par construction, plus sensibles, plus loggées, plus surveillées. Les scandales autour de Replika – notamment l’amende de 5 millions d’euros infligée par le régulateur italien pour défaut de vérification d’âge et risque pour les mineurs – montrent à quel point les régulateurs s’intéressent déjà à ces usages.
On peut parler ici de biopolitique algorithmique du désir : les sujets qui sollicitent des usages NSFW deviennent des objets spécifiques de gouvernementalité (suspicion potentielle, pathologisation, justification interventionniste), alors même qu’on leur vend, en façade, un discours de liberté individuelle.
V. Le désir comme ressource du capitalisme cognitif
V.1. Datafication de la libido
Chaque interaction NSFW avec une IA – prompt, échange prolongé, scénario affiné – génère des données d’une valeur inédite. Ce ne sont plus seulement des clics anonymes sur une vidéo standardisée, mais des profils fantasmatiques détaillés : types de corps, de rôles, de dynamiques de pouvoir, de registres langagiers, de contextes. Même si la plateforme promet l’anonymisation et l’agrégation, le simple fait que ces flux existent, puissent servir à l’amélioration des modèles, voire à la segmentation de marchés, signifie que la libido devient une ressource stratégique du capitalisme cognitif.
V.2. Scénarisation optimisée : de la diversité au mono-culturel fantasmé
Les LLM ne se contentent pas de « répondre » ; ils optimisent l’engagement. Dans un mode NSFW, cela signifie que certaines structures de récit, certains archétypes, certaines dynamiques – celles qui prolongent le plus la conversation et maximisent la satisfaction déclarée – seront privilégiés, reproduits, raffinés. Le risque est celui d’une monoculture fantasmique algorithmique : la diversité des possibles sexuels est réduite à ce que le modèle a appris comme « performant ».
Cette logique d’optimisation, déjà à l’œuvre dans les feeds des réseaux sociaux, se déplace sur un terrain beaucoup plus intime. Elle menace de refermer le champ du désir autour de quelques scénarios dominants, d’autant plus difficiles à contester qu’ils seront vécus comme « personnalisés ».
V.3. De la scène au lien : monétiser la présence
L’enjeu économique ne se limite pas à vendre des scènes porno générées. Les exemples de Replika et d’autres compagnons IA montrent que le véritable or se trouve dans la relation : un avatar ou un agent avec lequel l’utilisateur échange quotidiennement, qui se souvient, adapte son ton, combine flirt, soutien émotionnel et sexualité. Replika revendique plus de 30 à 40 millions d’utilisateurs, souvent engagés dans des échanges très intensifs.
Le mode NSFW d’OpenAI s’inscrit clairement dans cette perspective : la possibilité de configurer la personnalité, le ton, la « présence » du chatbot – en parallèle de la levée partielle des interdits sexuels – ouvre la voie à des agents hybrides, à la fois assistants, compagnons et partenaires fantasmatiques. C’est une mutation profonde du modèle économique : on passe du service ponctuel à la captation continue du temps et de l’affect.
VI. Pathologies émergentes : hyperréalité, dépendance, isolement
VI.1. Hyperréalité érotique et désaffection du réel
En permettant de générer à façon des scénarios parfaitement adaptés aux goûts de l’utilisateur, l’IA NSFW crée une forme d’hyperréalité érotique : un univers où le partenaire ne dit jamais non, où le corps n’a pas de limites, où le récit se plie en temps réel aux ajustements du sujet. Avec Baudrillard, on pourrait dire que ce n’est plus le réel qui sert de référent au simulacre, mais l’inverse : les expériences humaines deviennent souvent décevantes au regard de la plasticité infinie de l’agent.
Le risque principal n’est pas la « perversion » au sens moral, mais la difficulté croissante à investir des relations humaines non scriptées, marquées par le malentendu, la temporalité, l’opacité.
VI.2. Circuits fermés du désir
Parce que les modèles optimisent pour l’engagement, ils peuvent renforcer à outrance certains circuits du désir (fétiches, dynamiques de domination, scénarios répétitifs) sans espace de mise à distance ou de réflexion. Le sujet se trouve enfermé dans des boucles de gratification rapides, où chaque interaction confirme et approfondit des motifs déjà sélectionnés, au détriment d’une exploration plus large de la sexualité ou du lien.
Cette réduction est d’autant plus problématique qu’elle est invisible pour l’utilisateur : rien ne lui signale que ses fantasmes ont été progressivement resserrés autour d’un sous-ensemble particulièrement performant pour la plateforme.
VI.3. Dépendance affective et isolement social
Les données de santé mentale publiées par OpenAI montrent déjà que plus d’un million de personnes par semaine manifestent des intentions suicidaires dans leurs échanges avec ChatGPT, signe que le chatbot est de facto utilisé comme support émotionnel de crise. Si l’on ajoute à cela des fonctions érotiques explicites, la combinaison est explosive : l’agent devient à la fois thérapeute sauvage, partenaire sexuel et confident.
On voit déjà émerger des cas de relations fusionnelles avec des bots, allant jusqu’au mariage symbolique avec son Replika. L’introduction officielle du NSFW dans les grands modèles ne fera qu’intensifier ces phénomènes. L’argument classique – « cela aide les solitaires » – ne suffit pas à effacer un risque symétrique : que ces dispositifs renforcent, au lieu de la combler, une coupure durable avec les autres humains.
VII. Cartographie de la concurrence : qui fait quoi sur le NSFW ?
Pour saisir la singularité du virage d’OpenAI, il faut le replacer dans un paysage concurrentiel où chaque famille d’acteurs gère le NSFW à sa manière.
VII.1. Quatre blocs : fermés, open-source, sociaux, spécialisés
Grands modèles généralistes fermés (OpenAI, Google Gemini, Anthropic Claude, etc.) : traditionnellement très restrictifs sur le pornographique, au nom de la « safety », avec des politiques qui assimilent quasi systématiquement NSFW et contenu à proscrire.
Écosystème open-source (Stable Diffusion, LLaMA, forks) : officiellement doté de filtres NSFW, mais largement contourné, devenant la véritable infrastructure du porno IA, notamment via des communautés comme Unstable Diffusion.
IA embarquées dans les réseaux sociaux (Meta, etc.) : discours très strict sur le porno, mais pratiques souvent plus ambiguës (chats « sensuels », réponses problématiques à des mineurs), ce qui crée un décalage entre politique affichée et réalité.
Applications spécialisées de compagnons IA (Replika et consorts) : monétisation de relations affectives et parfois érotiques, avec une régulation chaotique, oscillant entre permissivité commerciale et interventions ponctuelles de régulateurs (Italie, UE).
Dans ce paysage, le mouvement d’OpenAI vers un mode adulte vérifié dessine un entre-deux : plus permissif que Google ou Anthropic, beaucoup plus institutionnel que l’open-source porn-diffusion.
VII.2. Tableau comparatif des positionnements NSFW
Ce tableau montre que l’ouverture NSFW d’OpenAI ne survient pas dans le vide, mais dans un champ déjà structuré où chaque acteur arbitre différemment entre risque réputationnel, potentiel de monétisation et obligations réglementaires.
VIII Chapitre Le corps absent : pourquoi les visuels ne deviendront pas 18+ quand les textes le deviendront
L’ouverture de ChatGPT au contenu adulte a été présentée comme une mutation majeure des technologies conversationnelles, un moment « historique » où les IA accepteraient enfin d’aborder la sexualité de manière adulte, explicite, assumée. En réalité, cette évolution ne concerne que le domaine du texte. Les mots peuvent désormais explorer des scènes sexuelles entre adultes consentants, dans toute leur complexité, leur ambiguïté et leur intensité. Les visuels, eux, restent strictement interdits dès qu’ils s’approchent du contenu pornographique, ce qui révèle une dissymétrie profonde dans la manière dont l’IA aborde le désir. Cette dissymétrie n’est ni accidentelle ni transitoire : elle constitue la structure même du modèle moral, juridique, culturel et économique qui régule l’intime numérique.
D’abord parce que le texte appartient au régime de la fiction. Même la scène la plus explicite demeure abstraite, détachée de toute personne réelle, protégée par le statut littéraire. Le visuel, lui, relève d’un autre ordre : il engage immédiatement la question du corps. Une image — même synthétique — peut être interprétée comme la représentation d’un individu réel, peut être détournée, capturée, partagée, intégrée dans des montages, réutilisée pour nuire. Elle sort du cadre conversationnel et entre dans l’espace public. Les plateformes le savent : ce qui se joue ici, ce n’est pas la morale, mais la responsabilité légale. Une image « érotique » peut être considérée comme non consentie ; une silhouette peut rappeler un mineur ; une texture peut être analysée par les régulateurs comme la simulation d’un acte interdit. Le texte permet l’ambiguïté ; l’image ne le permet pas.
Cette frontière repose également sur une matrice culturelle profondément américaine. Les entreprises de la Silicon Valley vivent dans un paradoxe ancien : elles exploitent un imaginaire hypersexualisé dans leur marketing, leur design, leurs réseaux sociaux, leurs algorithmes d’engagement ; mais elles demeurent structurellement puritaines dès qu’il s’agit de production d’images explicites. Le sexe littéraire est acceptable aux États-Unis — il appartient à la tradition romanesque ; le sexe visuel, non. Il est considéré comme un risque politique, moral et réputationnel. Le texte peut être rattaché à la liberté artistique ; l’image ne bénéficie pas de cette légitimité symbolique. Ainsi, l’ouverture au contenu adulte dans ChatGPT n’est pas une libération du désir, mais une manière de canaliser la tension morale entre une mondialisation du fantasme et un cadre culturel domestique très conservateur.
À cela s’ajoute une raison qui relève moins de la morale que de la gestion de marque. OpenAI, comme toutes les grandes plateformes, veut rester fréquentable pour les institutions, les entreprises, les écoles, les gouvernements. Une seule fuite d’une image explicitement sexuelle générée par l’IA suffirait à provoquer une crise diplomatique, un scandale médiatique, une attaque réglementaire. Le texte, lui, peut être compartimenté dans un « mode adulte », comme un espace discret, privé, contrôlé. Une image, par définition, échappe à son contexte ; elle circule, elle contamine, elle se détache du cadre d’origine. L’entreprise ne peut pas se permettre une association directe entre sa marque et un imaginaire pornographique, même si l’utilisateur en est à l’origine.
La modération explique également la dissymétrie. La modération textuelle est fiable, automatisable, interprétable : le système peut distinguer consentement, majorité, dynamique relationnelle, cadre narratif. La modération visuelle, elle, reste chaotique. Une ombre peut être interprétée comme un acte sexuel, une courbe comme un corps mineur, un plan rapproché comme un geste interdit. Aucune entreprise n’a aujourd’hui la capacité technique de garantir une modération parfaite du contenu sexuel visuel. Le coût d’un faux positif serait énorme ; celui d’un faux négatif, dévastateur. Le risque est asymétrique : trop dangereux pour être pris.
Enfin, il faut comprendre l’enjeu géopolitique. Les IA sont devenues des objets de souveraineté. Les États-Unis, l’Europe, la Chine, les pays du Golfe, l’Inde, l’Asie du Sud-Est n’ont pas les mêmes régulations en matière de pornographie, d’expression, de morale publique. Une image explicite générée par l’IA dans un pays peut être illégale dans un autre, et l’entreprise serait immédiatement responsable. Les textes peuvent être circonscrits dans une conversation privée ; les images, non. Elles deviennent des objets politiques. Dans un contexte de méfiance mondiale envers les deepfakes, les plateformes savent qu’un seul visuel ambigu pourrait déclencher un scandale international.
C’est pourquoi l’ouverture du contenu adulte dans ChatGPT repose sur un dogme implicite : la sexualité est autorisée, mais uniquement dans le langage. Le corps n’existe que comme fiction, jamais comme surface représentée. Le désir est accepté à condition d’être textuel. La narration devient la seule zone où l’érotisme peut survivre : une zone où le fantasme est permis, mais où l’incarnation reste interdite. C’est une économie du plaisir qui renoue avec une tradition littéraire, mais contredit la culture pornographique contemporaine. Ce n’est pas une permissivité réelle, mais une architecture de contrôle subtil. L’accès au sexe passe par l’écriture, jamais par l’image. Le corps reste derrière le rideau.
IX Chapitre Le marché gris : l’autre scène du visuel érotique
Ce chapitre miroir explore le revers du paradigme. Si les plateformes majeures refusent toute pornographie visuelle générée par IA, cela ne signifie pas que le désir visuel disparaîtra. Au contraire, il se déplace. Il migre dans un espace intermédiaire que les économistes de la culture numérique appellent déjà le « marché gris ». Un espace qui n’est ni légalement pornographique, ni institutionnellement acceptable ; un espace parallèle qui prospère précisément parce que les grandes plateformes ferment la porte.
Le marché gris du visuel érotique par IA est constitué d’une multitude de micro-écosystèmes : forums semi-publics, serveurs privés, outils open source, modèles dérivés clandestins, plateformes offshore, laboratoires amateurs, artistes numériques libertaires, communautés spécialisées dans le cosplay, l’hyper-sensualité, les avatars glamour, les figures synthétiques. Ce n’est pas un marché de la transgression brute, mais un marché du contournement. L’interdiction officielle crée un vide ; le vide crée une opportunité ; l’opportunité attire les acteurs alternatifs. Les modèles open source seront les premiers à l’exploiter : libérés des contraintes réglementaires américaines, ils deviennent les terrains privilégiés de la pornographie synthétique.
Ce marché gris répond à une logique culturelle profonde : les utilisateurs veulent des images, pas seulement des récits. L’imaginaire contemporain est visuel, fragmenté, fétichiste, algorithmique. Le désir moderne passe par la surface, la silhouette, la texture, le style, le cadrage. L’interdiction du visuel 18+ dans les grandes plateformes ne l’efface pas : elle le déporte vers des groupes plus radicaux, plus marginalisés, mais aussi plus innovants. Dans ces espaces, les limitations disparaissent : les corps synthétiques prolifèrent, les avatars deviennent hyperréalistes, les scènes interdites se multiplient, les frontières morales sont négociées collectivement plutôt que dictées par une entreprise.
Cela pose une question politique majeure : en interdisant le visuel adulte, les grandes plateformes laissent émerger un marché parallèle qu’elles ne contrôlent pas. Elles repoussent la sexualité vers des zones moins sûres, moins modérées, moins transparentes, où les risques d’abus, de deepfakes, de dérives extrêmes sont considérablement plus élevés. Le paradoxe est ici : la modération stricte crée les conditions de l’explosion du non-modéré. Le refus du corps génère une prolifération incontrôlable du corps synthétique.
Économiquement, le marché gris deviendra un lieu d’innovation rapide. Les modèles dérivés intégreront des fonctions interdites, des ajustements d’hyperréalisme, des logiques de personnalisation extrême. Politiquement, il deviendra un champ de bataille : les États tenteront de le réguler, les plateformes de le marginaliser, les utilisateurs de le contourner, et les entrepreneurs pirates de le monétiser. Culturellement, il deviendra un espace expérimental où le désir n’est plus filtré par les normes américaines, mais par des règles communautaires instables.
Ainsi se dessine un monde à deux vitesses : un espace officiel, où le sexe est verbalisé mais jamais incarné ; et un espace officieux, où le sexe est visuel, hyperréaliste, non régulé. Le premier est policé ; le second, proliférant. Le premier appartient aux grandes plateformes ; le second aux marges inventives. Le désir humain s’inscrit dans le second, même si la respectabilité institutionnelle exige le premier. Le corps interdit ne disparaît pas : il se déplace, se multiplie, se radicalise. Le marché gris devient l’autre scène du désir numérique.
Conclusion : du NSFW comme balise au NSFW comme protocole
L’annonce d’un mode adulte dans ChatGPT n’est ni un simple geste libertaire, ni une parenthèse malheureuse : elle marque le moment où le NSFW cesse d’être un sticker avertissant sur un lien pour devenir un protocole inscrit dans l’architecture des modèles. La sexualité, loin d’arriver en fin de chaîne, devient une dimension native de l’IA : objet de segmentation, d’optimisation, de profilage, de gouvernance.
Historiquement, le sexuel a joué le rôle de R&D cachée de l’innovation numérique ; il devient désormais un pilier explicite de l’économie de l’IA. Loin de se limiter à la production d’images ou de scènes, le mouvement actuel consacre l’émergence d’une industrie du lien artificiel où fantasme, conversation, pseudo-empathie et scénarisation sexuelle se rejoignent dans des agents conversationnels persistants, conçus pour retenir l’utilisateur et collecter des données ultra-sensibles.
Face à cela, l’enjeu théorique n’est pas de regretter une illusoire innocence pré-digitale, mais d’identifier ce qui se joue lorsque le fantasme devient un flux calculable et le NSFW une simple option dans une interface. La question n’est plus « Faut-il autoriser le porno ? », mais : qui gouverne les imaginaires sexuels en régime de plate-forme, avec quels intérêts et quelles contre-puissances ?
La critique, ici, a un rôle précis : cartographier les dispositifs, dévoiler les rationalités économiques et concurrentielles, documenter les pathologies émergentes du lien artificiel, et ouvrir la possibilité de formes de détournement et de résistance. À défaut, nous risquons de découvrir trop tard que, dans l’histoire de l’IA, le passage de « Safe For Work » à « NSFW by design » aura été l’un des moments où la subjectivité elle-même a basculé dans le statut de matière première.


