The long and pegging road...
Introduction
Certaines pratiques sexuelles, bien que marginales ou peu représentées, ont la capacité de révéler les tensions fondamentales qui structurent une société. Il ne s’agit pas tant de leur fréquence que de leur puissance de dévoilement. Parmi ces gestes singuliers, l’acte consistant à pénétrer un partenaire masculin à l’aide d’un objet intermédiaire porté par une femme ou un individu non identifié comme homme biologique vient perturber l’architecture symbolique classique de la relation sexuelle.
Ce que l’on nomme communément “pegging” n’est pas simplement un déplacement de posture. Il constitue un trouble dans la distribution symbolique des corps, des rôles, des désirs et des pouvoirs. Il met en évidence la nature assignée, ritualisée et souvent naturalisée des fonctions sexuelles dans les relations dites traditionnelles. C’est cette fonction de dévoilement que nous allons explorer ici : non comme une anecdote sociologique, mais comme un phénomène de basculement paradigmatique.
I. Le retournement comme désassignation du rôle sexuel
Traditionnellement, l’acte de pénétration dans la relation hétérosexuelle est attribué à l’homme. Cette attribution n’est pas seulement physiologique : elle repose sur une codification symbolique où celui qui pénètre est considéré comme l’initiateur, le détenteur d’un pouvoir, l’acteur actif du lien érotique. À l’inverse, celui ou celle qui est pénétré·e est souvent positionné·e dans une posture passive, réceptrice, voire soumise.
Lorsque ce schéma est inversé, ce n’est pas seulement la disposition physique des corps qui est modifiée, mais l’ensemble du système de valeurs associé à ces positions. L’homme, lorsqu’il accepte d’être pénétré, ne fait pas que changer de rôle : il renonce à une centralité historique, à une position d’autorité implicite. De son côté, la femme ou le partenaire prenant l’initiative de la pénétration s’arme symboliquement, non pour reproduire un pouvoir viril, mais pour dénaturaliser le lien entre possession du sexe et pouvoir.
Ce geste est donc fondamentalement dé-hiérarchisant. Il révèle que les rôles sexuels ne sont pas dictés par la biologie mais sont des constructions sociales ritualisées, appuyées sur des représentations de force, d’autorité, de contrôle et de soumission.
II. Le corps comme lieu de redistribution symbolique
L’exploration du plaisir par l’homme dans une position traditionnellement assignée à l’autre partenaire révèle une cartographie alternative du corps masculin. Là où l’on attendait force, tenue, maîtrise, apparaît autre chose : ouverture, sensibilité, abandon.
Ce basculement n’est pas un simple renversement mécanique. Il suppose un travail intérieur, un relâchement d’identifications héritées, une acceptation de la porosité du corps. Le plaisir, loin d’être seulement un effet nerveux ou physiologique, devient ici un événement psychique, où l’homme découvre dans la perte de position ce que peut être une autre forme de présence à soi.
Le partenaire qui prend l’initiative de cet acte ne se contente pas d’occuper une position inverse. Il ou elle devient vecteur d’une recomposition du lien, non plus fondé sur la logique du don et de la prise, mais sur une mise en commun du pouvoir de jouir autrement. Le geste prend ainsi une valeur d’initiation réciproque, où chacun quitte ses repères.
III. L’objet porté comme figure d’un phallus désassigné
Au cœur de cette scène se trouve un objet inséré dans la relation, mais qui n’appartient à aucun des deux partenaires. Il est emprunté, porté, utilisé, mais ne renvoie pas à une caractéristique anatomique propre. Cela a pour effet de désamorcer l’identification du pouvoir à l’organe. Le symbole de la pénétration devient mobile, transférable, accessible à qui le manie. Il cesse d’être un privilège, et devient une fonction temporaire.
Ce transfert est capital : il signifie que la puissance dans l’acte sexuel n’est pas une essence, mais une modalité assignée, un rôle que l’on peut revêtir ou quitter. En cela, l’objet inséré joue le rôle d’un signifiant flottant, au sens où il peut être chargé de différentes valeurs selon le contexte : autorité, soin, jeu, retournement, épreuve, mise en danger ou célébration.
Il ne s’agit donc pas d’un jeu de rôle au sens ludique du terme, mais d’un dispositif de déconstruction, où chacun est invité à remettre en jeu ses propres rapports à la force, à la vulnérabilité, à la maitrise, au plaisir.
IV. Une scène à haute intensité symbolique
La pratique que nous décrivons ne peut se réduire à une variation technique. Elle est le lieu d’une parole difficile, voire indicible, que seuls des accords forts peuvent rendre possible. Elle suppose la confiance, la négociation, la reconnaissance de l’autre dans sa différence, mais aussi dans sa capacité à devenir soi-même le support d’un autre désir. Ce n’est donc pas une pratique marginale dans le champ des possibles érotiques : c’est une mise à l’épreuve du lien.
Ce qui se joue ici, c’est un déplacement de ce que signifie « faire l’amour ». L’acte ne s’inscrit plus dans la logique de la reproduction, ni même dans celle de la conquête ou de la possession. Il devient une expérience de renversement, où la jouissance s’arrache à ses codes et s’ouvre à d’autres configurations.
Le partenaire masculin ne perd pas ici sa virilité : il la désessentialise. Il découvre que le plaisir n’est pas indexé sur la puissance, que la force peut résider dans l’abandon, que le lien ne se forge pas dans la conquête mais dans l’accueil de l’inconnu.
V. Vers une théorie de la sexualité désassignée
Ce que révèle cette pratique, c’est que la sexualité humaine n’est jamais fixée. Elle est toujours en train de se défaire et de se refaire dans les gestes, les regards, les objets, les attentes, les surprises. La structure classique — un homme qui pénètre, une femme qui reçoit — n’est qu’une forme parmi d’autres, rendue dominante par un long héritage de représentations.
Mais lorsque cette structure se défait, ce n’est pas l’anarchie qui surgit, ni la confusion : c’est la possibilité d’une sexualité dialogique, où les corps ne sont plus pris dans l’obligation de jouer les rôles prescrits. Le sexe devient alors un espace de composition, d’écoute, d’invention.
Il ne s’agit pas ici de prôner une norme inversée, ni de renverser pour le plaisir de renverser. Il s’agit de rendre visible la contingence de l’ordre établi, et d’ouvrir des voies d’expérience qui ne soient plus contraintes par la biologie ou la tradition, mais par la relation, l’accord, le soin et la liberté.
Conclusion
Ce que nous avons tenté de mettre en lumière, à travers cette réflexion sur une pratique singulière, c’est l’architecture profonde du lien sexuel. Il ne suffit pas de parler de plaisir, de rôle ou d’égalité pour comprendre ce qui se joue dans l’intime. Il faut interroger les formes symboliques qui président à l’assignation des corps, les gestes invisibles qui naturalisent les asymétries, les objets qui capturent ou libèrent le désir.
L’inversion du rôle dans la scène sexuelle n’est pas un renversement gratuit. Elle est une expérience du réel. Elle montre que l’homme peut être pénétré sans perdre sa place, que la femme peut porter un instrument de jouissance sans devenir autre, que le corps peut être traversé par des flux inattendus sans s’effondrer.
Dans cette scène, ce qui est mis en jeu, c’est la possibilité d’une sexualité non fondée sur le privilège, mais sur l’accord. C’est peut-être cela, au fond, le sens profond de cette pratique : non pas une rébellion contre l’ordre, mais une recomposition du sens même du sexe, et du lien.
Bibliographie académique (sélective et commentée)
Sexualité, pouvoir, symbolique
Foucault, Michel. Histoire de la sexualité, Tome I : La volonté de savoir. Gallimard, 1976.
→ Analyse fondatrice des dispositifs de savoir-pouvoir autour du sexe. Utile pour penser la manière dont les pratiques sexuelles minoritaires peuvent révéler les structures normatives invisibles.Rubin, Gayle. Thinking Sex: Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality, in Pleasure and Danger, Routledge, 1984.
→ Proposition d’un cadre critique pour comprendre la hiérarchisation sociale des pratiques sexuelles.Preciado, Paul B. Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique. Grasset, 2008.
→ Réflexion pionnière sur la sexualité désassignée, les corps augmentés, et la dissociation entre sexe biologique, genre et plaisir.
Théorie du genre et performativité
Butler, Judith. Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. La Découverte, 2005 [1990].
→ Fondamental pour comprendre comment les identités genrées sont construites par des performances répétées, et en quoi leur inversion crée du trouble.West, Candace & Zimmerman, Don H. Doing Gender. Gender and Society, Vol. 1, No. 2 (1987), pp. 125–151.
→ Texte fondateur sur la performativité du genre dans les interactions sociales, sans recours à une essentialisation.Wittig, Monique. La pensée straight. Balland, 2001.
→ Analyse radicale de la sexualité comme construction politique, où la “position hétérosexuelle” est interrogée comme régime de pouvoir.
Psychanalyse, phallus et symbolisation
Lacan, Jacques. Le Séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient. Seuil, 1998.
→ Définition du phallus comme signifiant et non comme organe ; essentielle pour comprendre la portée symbolique du gode porté.Dor, Joël. Introduction à la lecture de Lacan. Le désir, son interprétation. Denoël, 1991.
→ Clarifie la distinction entre désir, jouissance, et fonction phallique dans la structuration du sujet.Mannoni, Octave. Je sais bien, mais quand même.... Seuil, 1969.
→ Utile pour comprendre les mécanismes de résistance symbolique dans les pratiques transgressives.
Sociologie du couple et du sexe
Illouz, Eva. Pourquoi l’amour fait mal. Seuil, 2012.
→ Met en lumière les nouvelles souffrances liées à la sexualité contemporaine, et les effets de l’égalité sexuelle sur les scripts amoureux.Giddens, Anthony. La transformation de l’intimité. L’Harmattan, 2004.
→ Propose une lecture du couple moderne comme espace de négociation réflexive, où le pouvoir circule autrement.Bozon, Michel. Sociologie de la sexualité. Armand Colin, 2002.
→ Cadre théorique utile pour penser les recompositions contemporaines des pratiques et des significations sexuelles.
Études empiriques et perspectives critiques
Williams, D.J. et al. Best Sex He’d Ever Had: A Qualitative Analysis of Most Amazing Pegging Experiences, ResearchGate, 2023.
→ Étude qualitative sur les vécus masculins du pegging, centrée sur la transformation émotionnelle et sensorielle.Wagner, G. et al. It’s Absolutely Intense and I Love It: A Qualitative Investigation of Pegging as Leisure, 2024.
→ Met en évidence les dimensions relationnelles, coopératives et ritualisées du pegging dans la vie de couple.Taormino, Tristan. The Ultimate Guide to Anal Sex for Women. Cleis Press, 2008.
→ Ouvrage pédagogique qui offre des descriptions précises des pratiques, tout en interrogeant les dynamiques de pouvoir.
Anthropologie et critique culturelle
Héritier, Françoise. Masculin / Féminin. La pensée de la différence. Odile Jacob, 1996.
→ Déconstruction anthropologique de la hiérarchisation symbolique des sexes dans les sociétés.Lévi-Strauss, Claude. Les structures élémentaires de la parenté. PUF, 1949.
→ Pour comprendre comment les rôles sexuels sont au cœur de la reproduction symbolique des structures sociales.Laqueur, Thomas. La fabrique du sexe. Gallimard, 1992.
→ Histoire des représentations du corps sexué ; utile pour penser la fluidité historique des catégories sexuelles.


Merci, Laurent, pour cette analyse percutante. Elle m'inspire.
Osons pousser plus loin l'idée d'une sexualité 'désassignée'. Imaginons un pegging non plus exception, mais catalyseur redéfinissant l'empathie dans le couple. Au lieu d'une binarité des rôles, il invite à une vulnérabilité partagée, où chaque partenaire explore l'autre non comme un territoire à conquérir, mais comme miroir de ses propres limites ; une dissociation du phallus signifiant, comme le suggère Lacan.
Les relations seraient ainsi transformées en espaces de co-création, avec un plaisir moins performance genrée que conversation fluide sur la confiance et l'égalité. Des études empiriques, comme celles de Williams et al. (2023) sur les expériences masculines du pegging ou de Wagner et al. (2024) sur ses dimensions relationnelles et coopératives, confirment une pratique favorisant la transformation émotionnelle et renforçant l'idée d'une vulnérabilité mutuelle qui transcende les assignations traditionnelles.
N'avons-nous pas alors franchi un pas vers des liens humains authentiques, libérés de vieux clichés sociaux ?